Plein feux sur Little Miss Beaudet restée dans l’ombre de l’histoire
Dans notre édition du 26 janvier, Christian Rioux nous apprenait que trois chanteurs québécois — Michèle Losier, Philippe Sly et Frédéric Antoun — faisaient partie des têtes d’affiche de la distribution de Cosi fan tutte, le chef-d’oeuvre de Mozart présenté jusqu’à demain à l’Opéra de Paris. Belle démonstration, s’il en fallait une, du fait qu’il n’y a pas que la diva pop Céline Dion et les saltimbanques du Cirque du Soleil pour faire rayonner le talent québécois sur la scène internationale.
Le phénomène, d’ailleurs, ne date pas d’hier. La biographe Marjolaine Saint-Pierre a déniché une fabuleuse histoire remontant à un siècle, qui met en vedette une petite fille de chez nous, née en 1859 et devenue une étoile internationale de la scène, à la manière des Emma Albany et Èva Tanguay, qui ont brillé à la même époque. Dans Louise Beaudet. De Lotbinière à Broadway, Marjolaine Saint-Pierre raconte le parcours épatant et méconnu de celle que ses admirateurs appelaient «Little Miss Beaudet».
Louise Beaudet est la neuvième d’une famille de douze enfants. Son père meurt en 1863 alors qu’elle n’a que quatre ans. La famille quitte la campagne pour s’installer dans le Faubourg à m’lasse, à Montréal. En 1870, la mère épouse un Bostonnais et déménage aux États-Unis avec ses plus jeunes enfants. La vie ne leur fait pas de cadeau, semble-t-il, puisque, trois ans plus tard, à la suite des démêlés conjugaux de la mère, la famille se retrouve à New York, où vivent déjà quelques-uns de ses membres.
C’est là que Louise, probablement initiée à la musique par les religieuses enseignantes de Boston, se joint à une chorale de jeunes active dans des productions musicales commerciales. En 1879, un célèbre comédien remarque son talent exceptionnel et lui offre des rôles principaux dans des opérettes à succès. La spectaculaire carrière de Little Miss Beaudet, qui ravit le public américain en chantant et en jouant aussi bien en français qu’en anglais, vient de naître.
La divette chez Shakespeare
Son succès est d’une telle ampleur qu’il est presque difficile à croire. La biographe, pourtant, a fait ses devoirs et a retrouvé, dans la presse internationale de l’époque, la trace des exploits de la comédienne.
Beaudet brille d’abord dans les opéras comiques avant de rencontrer, en 1880, le grand tragédien américain Daniel E. Bandmann, un juif d’origine allemande, qui met en scène et joue principalement du Shakespeare. Séduit par Louise, le comédien de 43 ans lui offre de jouer lady Macbeth. «C’est comme si vous me demandiez d’étendre la main pour toucher les étoiles, lui répond la divette de 20 ans. C’est bien trop difficile!» Pendant les huit années suivantes, Beaudet — qui jouera même en allemand — sera pourtant une tragédienne acclamée en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Inde, en Chine, en Grande-Bretagne, au Canada et aux États-Unis!
Sa relation avec Bandmann n’est pas de tout repos. Le comédien, une sorte d’ancêtre de Depardieu, a un ego démesuré, multiplie les sautes d’humeur et est déjà marié à une actrice anglaise. Les journaux de l’époque ne manquent pas, d’ailleurs, d’alimenter les ragots au sujet du couple Beaudet-Bandmann, qui éclate en 1889. À ce stade, toutefois, la comédienne peut voler de ses propres ailes. Elle renouera avec l’opérette avant de devenir une vedette du cinéma muet de 1913 à 1926. Elle fera ses adieux à la scène en 1934 et mourra en 1947, à New York, à 88 ans.
Le parcours, on l’a dit, est impressionnant. Qui, en effet, aurait pu prédire une telle destinée à la petite orpheline de Lotbinière? Comment expliquer, alors, que cette histoire soit si méconnue au Québec ? Ce sont les artifices biographiques concoctés par Beaudet elle-même qui en sont la cause, suggère Marjolaine SaintPierre. Pour satisfaire le goût d’exotisme des Américains, explique la biographe, la comédienne s’est inventé un passé, en affirmant être née à Tours, en France, d’une mère espagnole, journaliste au Figaro, et d’un père français, ami de Victor Hugo.
Louise Beaudet était née au Québec et avait vécu dans le Faubourg à m’lasse, mais elle en avait un peu honte et préférait s’imaginer en Européenne naturalisée Américaine. Nos prestigieux chanteurs d’opéra, aujourd’hui, semblent immunisés contre un tel reniement et se greyent plutôt du panache québécois, à la manière de la cantatrice Marie-Nicole Lemieux. On peut s’en réjouir.
Marjolaine Saint-Pierre met en lumière le destin d’une étoile internationale restée dans l’ombre de l’histoire