L’insoutenable dignité de l’amour
Dans un roman épistolaire, Abdellah Taïa explore la tragédie d’un Marocain homosexuel à Paris
Qui donc est digned’être aimé? Abdellah Taïa, écrivain marocain vivant à Paris, livre avec Celui qui est digne d’être aimé un roman coup-de-poing sur la lourde identité à porter de l’Arabe, homosexuel, en France, triplement marqué par le regard de l’autre. Véritable règlement de comptes avec l’ex-puissance coloniale, appel à un Maroc qu’il aimerait voir libéré de ses préjugés, l’auteur renouvelle le discours contre le néocolonialisme en s’y investissant corps et âme, littéralement, et bouleverse le lecteur du même coup.
Le livre est constitué de quatre lettres, de la plus récente à la plus ancienne. La première est écrite en 2015 par le narrateur, Ahmed, qui s’adresse à sa mère morte au Maroc cinq ans plus tôt. Le fils de 40 ans y dit sa douleur de ne pas avoir été jugé « digne d’être aimé » : « Je suis homosexuel. Tu m’as mis au monde homosexuel et tu as renoncé à moi. [… ] Chaque matin je me renie. J’ouvre les yeux, je me rappelle que je suis homosexuel. » Cette lettre est largement autobiographique, Abdellah Taïa ayant déjà écrit en 2009 une lettre ouverte à sa famille dans un hebdomadaire marocain, où il revendiquait son homosexualité et appelait sa famille à l’accepter. La lettre dépasse donc ici la seule dimension littéraire pour s’adresser directement à son pays d’origine.
Sautons à la troisième lettre, la plus forte du livre. Écrite en 2005, c’est une lettre d’adieu d’Ahmed à son amant français Emmanuel, qu’il avait rencontré au Maroc à 17 ans et qui l’avait fait venir à Paris. Ahmed y reproche à Emmanuel de l’avoir dépossédé de sa culture et transformé en « petit pédé parisien bien comme il faut». Il se reconnaît coupable d’avoir participé à son acculturation, «colonisé» qu’il était, et d’avoir même délibérément cherché, à 17 ans, à profiter de cet amant français riche, cultivé, qui allait le sortir de la misère: « J’ai approché ma tête de ton cou et j’ai respiré fort. L’odeur de la France! J’ai de la chance!» Mais 13 ans plus tard, ayant maîtrisé le français et appris tous les codes de conduite du nouveau pays, il rejette cette « construction » qui l’a privé de son identité profonde et répudie le nom de Midou que lui a donné son amant : « Midou, c’est qui? Et Ahmed, il est où?» Son dégoût de cette France néocoloniale est si violent qu’il se retourne vers sa famille, qui le rejette pourtant, et choisit de composer avec la vision qu’elle a de lui : « Jamais je n’ai essayé de me mettre dans la peau de mes soeurs. […] Un peu tard, je leur donne enfin le droit de ne pas être tout à fait d’accord avec moi et j’accepte qu’elles me disent des mots durs. »
Les deux autres lettres sont écrites par un amant éconduit d’Ahmed, Vincent, et par son seul véritable ami lorsqu’il était jeune au Maroc, Lahbib. Celle de l’amant éconduit montre combien Ahmed s’est endurci en vieillissant (on est en 2010) et rejette l’amour, peutêtre parce qu’il est incapable de s’aimer luimême. La lettre du jeune Lahbib (1990) raconte à Ahmed sa relation sexuelle de trois ans avec un diplomate français de 45 ans à Rabat, qui l’a ensuite rejeté à 17 ans parce que «trop vieux». C’est le tourisme sexuel dans toute sa dimension néocoloniale qui est abordé ici, ainsi que la pédophilie, jamais nommée toutefois.
La structure du livre sous forme de lettres écrites par trois personnes différentes, sur une période de 25 ans, permet de saisir l’évolution et la personnalité d’Ahmed aux moments clés de sa vie. Il s’agit aussi d’un clin d’oeil au roman épistolaire français du XVIIe siècle Lettres portugaises, mentionné dans le roman. Mais au-delà de la forme, ce sont surtout les thèmes du livre qui sont forts, en cherchant à briser les prisons que constituent toujours l’homosexualité et le colonialisme aujourd’hui. L’appel d’Abdellah Taïa à un nouveau Maroc est aussi porteur, bien qu’on se demande s’il n’aurait pas dû recourir à sa langue maternelle arabe pour le lancer. Collaboratrice
CELUI QUI EST DIGNE D’ÊTRE AIMÉ
★★★★
Abdellah Taïa Seuil Paris, 2017, 144 pages