Le Devoir

La guerre contre le destin

Ta-Nehisi Coates laisse une jeunesse dans le ghetto éclairer l’hypocrisie d’une fracture raciale

- FABIEN DEGLISE

Il y a des prénoms sans doute plus lourds à porter que d’autres. Ta-Nehisi est de ceux-là.

«Ta-Nehisi était une nation, un ancien terme égyptien désignant le grand peuple nubien du Sud […], explique l’écrivain et activiste américain Ta-Nehisi Coates dans son nouveau récit intitulé Le grand combat (Autrement). Mon nom était une nation, pas une cible, pas un mot que les profs écorchaien­t; il était les antiques Nubiens et les illustres Égyptiens du XXVe siècle avant Jésus-Christ. Je sentais une lumière se répandre dans mon corps. Je me réveillais enfin, avide de comprendre ce qui se passait autour de moi, de comprendre comment nous en étions arrivés là.»

Lumière sur un prénom? Lumière aussi par un prénom sur une identité et sur cette condition, celle de l’Afro-Américain, dont il faut un jour avoir conscience pour mieux réussir à s’en extirper : voilà la route que propose de sillonner cette voix forte de l’Amérique contempora­ine, une de celles qui a inspiré le mouvement Black Lives Matter né dans la foulée de crimes racistes impunis, dans ce récit rétrospect­if d’une vie chargée, forcée par l’histoire, l’environnem­ent social et politique des États-Unis à avoir trop conscience d’elle-même. La chose fait suite à Une colère noire, son essai percutant publié en 2015 qui autopsiait avec une plume forte et une lucidité troublante la fracture raciale américaine dans toutes ses violences, ses hypocrisie­s, ses abus, ses injustices, ses paradoxes délétères… Elle ajoute de la densité à cette sociologie de la discrimina­tion.

Rythmé par le rap ou le hiphop de Slick Rick, Jungle Borthers, Public Enemy, par le reggae de Burning Spear ou par la poésie de Bob Dylan, dont les tonalités sonores imprègnent chaque page de ce récit, Le grand combat va au fondement de la colère de Ta-Nehisi Coates, dans un souffle soutenu qui évite les idées convenues sans bouder le plaisir d’une certaine autodérisi­on. Le penseur d’un présent affligé par ses dogmes y relate la dureté de son enfance et son adolescenc­e dans un quartier de Baltimore où la violence, la peur constante de la mort et l’exclusion ont forgé un destin auquel il ne pouvait qu’aspirer à échapper.

La chute

«Lorsque le crack débarqua à Baltimore, la civilisati­on s’effondra», écrit-il pour raconter cet «autre pays» qu’il a habité à l’intérieur même des États-Unis pendant ces années. «Je sentais la chute, elle était partout. Le déferlemen­t d’armes à feu bouleversa­it l’ordre naturel. Des gamins qui avaient l’âge de regarder Les aventures de Teddy Ruxpin tenaient entre leurs mains le pouvoir d’effacer une vie.»

Il y a de l’autodestru­ction dans l’air, mais surtout cet esprit de résistance apportée par un père, ancien membre du Black Panther Party, mouvement révolution­naire afro-américain fondé en Californie en 1966, qui a induit cette conscience de l’être chez son fils, à la dure. «Mon père avait déclaré la guerre au destin. Il élevait des soldats tout terrain, écrit Ta-Nehisi Coates sur sa famille. Il prêchait la lucidité, la discipline et la confiance en soi», en maniant un peu trop la ceinture de cuir pour corriger ses enfants, mais aussi en faisant l’éloge de la connaissan­ce, de la mémoire d’un peuple et de l’éducation comme facteurs d’élévation sociale et d’insurrecti­on contre les déterminis­mes.

La traduction en français apporte dans le récit des composante­s culturelle­s aussi impossible­s que discutable­s, mais de ces fragments d’un passé marqué par une couleur et son aliénation, de ces anecdotes qui relatent une bagarre à un arrêt de bus, la naissance d’un sentiment amoureux ou la prise de conscience d’une singularit­é par un commentair­e odieux ou une parole déplacée, Ta-Nehisi Coates dresse habilement le portrait d’un drame sans fin nourri autant par l’indolence que par l’hypocrisie. «Nous sommes tout au bas de l’échelle, et tout ce qui nous sépare de la bête sauvage, tout ce qui nous sépare du zoo, c’est le respect», écrit-il. Respect que ce Grand combat, au final, ne peut que convoquer pour son auteur et sa mission.

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ANNA WEBER GETTY IMAGES / AGENCE FRANCE-PRESSE Dans Le grand combat, Ta-Nehisi Coates dresse habilement le portrait d’un drame sans fin.

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