Une métropole dans tous ses fragments
Entre art et mémoire, trois historiens donnent la parole aux traces qui racontent le destin de Montréal
Parmi les nombreuses illustrations judicieusement choisies, la plupart en couleurs, que renferme l’album commenté Traces de l’histoire de Montréal, de Paul-André Linteau, Serge Joyal et Mario Robert, brille le tableau abstrait Hochelaga (1947), de Jean-Paul Riopelle. Née sur les vestiges de la bourgade iroquoienne abandonnée d’Hochelaga, dont un quartier populaire a gardé le nom, la ville s’y résume par la seule force de l’inconscient.
Pour souligner le 375e anniversaire (1642-2017) de la fondation de Montréal, l’historien Paul-André Linteau, de l’UQAM, le collectionneur d’art et sénateur Serge Joyal et Mario Robert, directeur des Archives municipales, tous trois nés dans la métropole, ont voulu mettre le texte au service de l’image au lieu du contraire, auquel nous ont habitués tant d’ouvrages. Il s’agissait de montrer à quel point la ville est une réalité physique qui dépasse ethnies, langues et idéologies, comme le peintre Riopelle l’avait exprimé avec éloquence.
Pour rappeler que Montréal fut d’abord à la fois « petit centre provincial», du point de vue des colonisateurs français, «et ville de la frontière », au sens nord-américain, les trois auteurs, qui écrivent d’une seule main, retracent des pièces d’orfèvrerie offertes aux Amérindiens contre des fourrures. Même après la Conquête britannique, les «voyageurs» canadiens, adonnés à la traite et partis de Lachine, continuent à rendre le français familier aux oreilles autochtones dans le Midwest américain.
OEuvre de l’orfèvre montréalais Pierre Huguet, dit Latour, au début du XIXe siècle, une grande croix d’argent ornée d’un Amérindien assis buvant à même la bouteille, un calumet à la main, témoigne de cette pénétration à l’intérieur du continent. La relation socioéconomique profonde, qui faisait de Montréal la capitale commerciale d’un immense réseau informel, découle du traité de la Grande Paix, que la Nouvelle-France avait conclu en 1701, dans la ville, avec près de 40 nations autochtones d’Amérique.
On peut d’ailleurs voir, dans l’album, un détail du traité manuscrit où apparaissent, en guise de signatures, les symboles animaliers tracés par les représentants de chaque nation. Cela s’harmonise avec le plan des rues du Montréal naissant, document dressé un peu plus tôt, en 1685, par François Dollier de Casson, l’un des prêtres de Saint-Sulpice qui, seigneurs spirituels et temporels de l’île du même nom, s’étaient donné la délicate mission d’évangéliser justement les Amérindiens en en rassemblant au pied du mont Royal.
À l’époque, la ville ne compte guère plus de 700 habitants. Linteau, Joyal et Robert ont publié un beau plan de Montréal au siècle suivant, plus précisément en 1758, à la veille de la Conquête. Il est l’oeuvre d’un espion britannique. La ville s’est beaucoup développée, mais elle ne compte encore que 4000 habitants.
Deux édifices, qui existent encore aujourd’hui rue Notre-Dame, ont fière allure: le séminaire de Saint-Sulpice, manoir seigneurial dont la partie centrale remonte à 1687, et le château Ramezay (1705-1757), d’abord résidence du gouverneur de la région. Mais ces précieuses traces, mises en évidence dans le livre, ne sont rien lorsqu’on les compare au vaste réseau commercial et interculturel audacieusement établi par les coureurs des bois, qui placèrent Montréal au coeur d’une Amérique encore vierge.
Après la Conquête britannique, l’Écossais Simon McTavish, dont les auteurs nous montrent une vieille photo de la grande maison qu’il habita dans le Vieux-Montréal de 1786 à sa mort, en 1804, fut, soulignent-ils avec raison, «un baron de la fourrure», dont l’entreprise s’étendit «des Grands Lacs jusqu’au Pacifique». Il ne faut toutefois pas perdre de vue qu’il marchait sur les traces de ses devanciers canadiens, comme en témoigne son mariage avec MarieMarguerite Chaboillez, fille d’un prospère marchand montréalais.
La vocation économique de Montréal déborde sur la vie socioculturelle. Le port de la ville, peint en 1928 par Adrien Hébert dans une vision futuriste, reste important, même si Toronto a éclipsé Montréal à cause du pouvoir de l’argent. Linteau, Joyal et Robert ont su deviner que ce tableau et la photo du hall du Centre du commerce mondial, inauguré en 1992, aux confins du Vieux-Montréal, rendent le patrimoine vivant.
L’expression «économie du savoir» acquiert à Montréal une résonance unique grâce à l’histoire.