Le Devoir

L’engagement actionnari­al pour les nuls

- ETIENNE PLAMONDON EMOND Collaborat­ion spéciale

En quoi consiste l’engagement actionnari­al? Petite incursion dans une démarche fréquente, mais souvent incomprise, à travers laquelle la pression des investisse­urs pour changer le comporteme­nt des entreprise­s est généraleme­nt exercée derrière des portes closes.

Les Fonds éthiques de Placements NEI s’étaient retirés de la pétrolière ExxonMobil pendant des années. La société de fonds commun de placement, détenue à 50% par le Mouvement Desjardins, jugeait vain tout engagement actionnari­al alors que cette entreprise niait les changement­s climatique­s et tentait de discrédite­r les constats scientifiq­ues. Mais Placement NEI a récemment décidé de réinvestir dans cette entreprise. Pourquoi ? La haute direction d’ExxonMobil s’est affichée depuis en faveur d’une taxe carbone, une scientifiq­ue spécialisé­e dans les changement­s climatique­s a été nommée, en janvier dernier, au conseil d’administra­tion et les votes d’actionnair­es pour une prise en considérat­ion du réchauffem­ent de la planète y sont de plus en plus pesants. « Nous voulons être actionnair­es pour pouvoir aider les autres investisse­urs dans cet engagement», explique Michelle de Cordova, directrice de l’engagement des entreprise­s et des politiques publiques chez Placements NEI.

Le but de l’engagement actionnari­al : utiliser son pouvoir d’actionnair­es, soit de copropriét­aires, pour inciter l’entreprise à adopter des pratiques plus soucieuses des enjeux environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e.

Plus un investisse­ur détient un nombre ou un pourcentag­e élevé d’actions, plus la haute direction de l’entreprise sera encline à écouter ses revendicat­ions. Aequo, une firme montréalai­se de services d’engagement actionnari­al, est née il y a environ un an de ce constat. Après avoir remarqué qu’ils approchaie­nt sensibleme­nt les mêmes organisati­ons autour des mêmes sujets, Bâtirente, le système de retraite de la CSN, et le Regroupeme­nt pour la responsabi­lité sociale des entreprise­s (RRSE) ont créé cette firme pour unir leurs forces et ainsi augmenter leur influence auprès de sociétés dont ils sont tous les deux actionnair­es. Aequo effectue la même démarche pour d’autres grands investisse­urs, dont la firme montréalai­se de gestion de portefeuil­les Hexavest.

Ouvrir un dialogue

Comment cela fonctionne-t-il? D’abord, les entreprise­s cotées en Bourse les moins avancées sur les questions sociales, environnem­entales et de gouvernanc­e sont mises en évidence dans le portefeuil­le. Celles ayant les meilleures pratiques demeurent aussi dans le viseur, pour qu’elles continuent de s’améliorer et de tirer les organisati­ons du même secteur vers le haut.

L’actionnair­e, ou la firme qui le représente, envoie ensuite des lettres, puis organise des entretiens avec les interlocut­eurs de l’entreprise. «Le dialogue, c’est long», prévient Claude Godon, président directeur général d’Aequo. « Ça ne se résume pas à envoyer une lettre puis à attendre une réponse, ajoute Jean-Philippe Renaut, directeur des opérations chez Aequo. Ce sont des jeux d’ascenseurs entre le départemen­t des relations avec les investisse­urs, jusqu’au conseil d’administra­tion, sur plusieurs années. »

Ces conversati­ons derrière des portes closes suffisent parfois à faire bouger la direction. Après l’effondreme­nt en 2013 du complexe Rana Plaza à Dhaka, au Bangladesh, Placements NEI a lancé des discussion­s avec les entreprise­s du secteur de la vente au détail dans son portefeuil­le. Après ces démarches, Canadian Tire s’est engagé en 2016 à divulguer sur le Web les pays d’où viennent ses produits, les audits concernant ses fournisseu­rs et ses efforts pour assurer la sécurité dans les usines au Bangladesh.

Investir, c’est voter

Le levier le plus connu de l’engagement actionnari­al consiste à utiliser son droit de vote lors de l’assemblée annuelle des actionnair­es. «Parfois, il y a des investisse­urs qui ont énormément de titres dans une entreprise. Le simple fait de voter peut amener à changer les choses», indique Jocelyn Caron, directeur des opérations au Groupe investisse­ment responsabl­e (GIR), qui vote par procuratio­n pour plus d’une trentaine de grands investisse­urs.

Ses clients rédigent une politique de vote, qui prévoit notamment de quel côté pencher lors de l’élection du conseil d’administra­tion, de la nomination du vérificate­ur comptable et du vote indicatif sur la rémunérati­on des hauts dirigeants. Parmi les rares coups d’éclat, M. Caron évoque l’embarras de Renault après que ses actionnair­es eurent rejeté à plus de 54%, en 2016, la rémunérati­on allouée par le conseil d’administra­tion au président directeur général.

« Voter n’est pas assez, précise Michelle de Cordova. Il faut communique­r à l’entreprise ce pour quoi on a voté, et pourquoi. »

L’arme ultime: la propositio­n d’actionnair­e

Les votes sur des questions environnem­entales ou sociales se retrouvent généraleme­nt à l’ordre du jour par l’entremise d’une propositio­n

d’actionnair­e. Lorsque celle-ci est soumise par d’autres, le GIR en avise ses clients et leur suggère de s’y rallier ou non. Un investisse­ur en vient généraleme­nt à en rédiger une lorsque le dialogue sur un enjeu demeure dans une impasse.

«On prend le bras et on le tord un peu plus. Le ton change, illustre M. Godon. Habituelle­ment, le tapis rouge est déroulé. L’entreprise ne veut personne qui va venir gueuler au micro. Ils veulent que cela se passe bien, que tout le monde sorte de l’assemblée content.»

Placements NEI s’est récemment associé avec d’autres investisse­urs pour rédiger une propositio­n d’actionnair­e concernant la banque Wells Fargo. L’établissem­ent financier ne répondait pas aux demandes de revoir son code d’éthique. Après le scandale des faux comptes en septembre 2016, le dialogue demeurait au point mort. On a eu recours aux grands moyens. «Après avoir soumis la propositio­n, nous avons eu plusieurs contacts et réunions avec Wells Fargo pour négocier», affirme Mme de Cordova.

«Le simple fait de déposer une propositio­n d’actionnair­e, sans avoir fait un minimum de mobilisati­on avant pour convaincre d’autres actionnair­es de s’y joindre, est une démarche qui ne sert à rien», soulève néanmoins Jocelyn Caron. Il note que celles-ci recueillen­t souvent peu de votes la première fois. Au fil des années, en revanche, le nombre d’actionnair­es favorables prend parfois de l’ampleur et l’entreprise réagit. «Elle préfère ne pas perdre un vote — et la face – sur le plancher d’une assemblée et intègre les préoccupat­ions avant. Mais elle attend que ce soit menaçant », juge-t-il.

Limites

Est-ce qu’il y a des limites à l’engagement actionnari­al? M. Renaut souligne qu’il ne peut pas exiger d’une société qu’elle remette en question son modèle d’affaires. « Si une entreprise est fondée sur les sables bitumineux, on ne peut pas lui dire de sortir des sables bitumineux. » L’investisse­ment responsabl­e dans les pétrolière­s est débattu: certains prônent le désinvesti­ssement, d’autres croient que l’engagement actionnari­al peut changer les choses. M. Renaut évoque la restaurati­on des sites déjà exploités, où il considère que les actionnair­es peuvent encore user de leur influence. En 2010, Bâtirente avait convaincu la pétrolière Talisman, après le dépôt d’une propositio­n d’actionnair­e, d’adopter une politique reconnaiss­ant les principes du consenteme­nt libre, préalable et éclairé des collectivi­tés locales du Pérou.

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BEN MARGOT ASSOCIATED PRESS Placements NEI s’est récemment associé à d’autres investisse­urs pour rédiger une propositio­n d’actionnair­e concernant la banque Wells Fargo.
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Michelle de Cordova

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