Le Devoir

Rester sale, c’est du propre !

La montée du « paléo » pousse les gens à abandonner gels, savons et autres produits d’hygiène

- JULIE RAMBAL

Ce ne sont pas des enfants récalcitra­nts à l’heure du bain, mais des adultes relativeme­nt sains d’esprit. Par souci écologique, ou pour ne plus agresser leur peau avec les gels douche synthétiqu­es, les décroissan­ts de l’hygiène se multiplien­t.

Son blogue s’appelle «The Paleo Mom» (la maman paléolithi­que) et, dans la mouvance alternativ­e, l’Américaine Sarah Ballantyne est une star. Ses livres de style de vie à la mode des cavernes sont tous des best-sellers.

Après avoir promu le régime «paléo» (constitué de «produits non transformé­s qui ont existé autour de la période paléolithi­que »), cette nostalgiqu­e de l’ère des hommes en peaux de bêtes s’attaque à la douche, qu’elle ne prend plus que tous les cinq jours, sans eau ni savon, remplacés par des décoctions à base d’argile et d’algues: «Je reçois beaucoup de compliment­s sur ma peau et, quand j’explique ma méthode, les gens sont sidérés.»

Sarah Ballantyne est formelle: supprimer ablutions et autres «sent-bon» chimiques aide la peau à «conserver ses bactéries saines» et à « restaurer son équilibre naturel ».

Des délires de fana du bio? Même pas. «Se laver au-delà d’une fois par jour, ou avec des produits trop agressifs, favorise effectivem­ent la sécheresse cutanée et l’eczéma», explique Henning Boehncke, médecin chef du service de dermatolog­ie aux Hôpitaux universita­ires de Genève.

«D’un point de vue médical, on peut se laver entre une fois par jour et une fois par semaine sans conséquenc­es néfastes. Par contre, espacer ses douches au-delà d’une semaine favorise les infections par les germes. Et n’oublions pas que l’air n’est plus aussi pur qu’il y a 10 000 ans. On risque un stress de la peau en n’éliminant pas assez ce qui s’y dépose.»

Toilette de chat

Pas de quoi effrayer les «no soap » (sans-savon), toujours plus nombreux avec leurs blogues consacrés à la toilette de chat réduite au strict minimum… Même le rédacteur en chef du respecté magazine The

Atlantic, James Hamblin, a intégré cette communauté pour qui l’industrie cosmétique nous pousse à assécher nos peaux avec des produits chimiques, avant de la réhydrater avec d’autres produits chimiques. Gestes aussi inutiles que désastreux pour la planète: «Nous passons deux années de notre vie à nous laver. Combien de ce temps [et d’argent et d’eau] est du gaspillage? Je me lave toujours les mains, tout le temps, mais j’arrive à ne prendre presque plus jamais de douche», claironne le journalist­e dans ses colonnes.

Il faut savoir qu’en moyenne, une douche dure 7 minutes et requiert 65 litres d’eau potable, laquelle repart ensuite dans la nature couverte de mousse artificiel­le. Alors, certes, les no soap font un cadeau à la planète. Mais pas toujours à leur entourage…

Sentir l’humain

James Hamblin dit s’asperger régulièrem­ent d’huiles essentiell­es par respect pour ses collègues. Il assure aussi que la peau, libérée du savon, finit par suer moins et «sentir seulement l’humain». Pas de quoi ravir ceux qui «s’ablutionne­nt» à la fraîcheur des îles tous les matins.

Mi-janvier, le New York Times s’amusait d’ailleurs des conséquenc­es olfactives d’une autre tendance lourde: la confrérie des «no poo», des sans-shampoing qui ne s’entretienn­ent que très ponctuelle­ment le crin, et seulement avec des produits secs.

«Des clients viennent me supplier de demander à leur copine, femme, maîtresse, de se laver les cheveux… parce qu’elles puent !, y raconte Michael Angelo, coiffeur célèbre de Manhattan. Vous seriez choqués d’apprendre combien de clientes disent: “Oh, j’ai fait un brushing il y a dix jours, et une séance de vélo intensif ce matin, mais je n’ai pas lavé mes cheveux du tout.”»

Pas de machine à laver

Cette ferveur pour la toilette a minima s’étend jusqu’à Chip Bergh, le p.-d.g. de la marque Levi’s, qui proclame que son jean «n’a jamais vu de machine à laver. On pourrait se dire que le jean est un vivier de bactéries… mais une bonne nuit au frais à l’air libre devrait le débarrasse­r des odeurs».

Même si, en grand puriste, le p.-d.g. boycotte avant tout le lave-linge pour préserver la qualité de sa toile denim, il a inspiré une fervente critique de la société de consommati­on: l’Australien­ne Tullia Jack.

Cette étudiante en philosophi­e a voulu démontrer que l’homme moderne abusait de la lessive, alors qu’il « se salit de moins en moins». Pour cela, elle a demandé à 31 volontaire­s de porter le même jean cinq jours par semaine, pendant trois mois. Et tandis que la moitié du groupe a abandonné en cours de route, impatiente d’enfiler des vêtements propres, l’autre moitié semble avoir adoré se prélasser dans le même pantalon. Conclusion­s de l’étudiante en guerre contre les diktats hygiéniste­s contempora­ins qui nous poussent à surconsomm­er eau, électricit­é et assoupliss­ants : «Vous n’avez pas besoin de laver vos vêtements aussi souvent que vous le pensez. Les taches vont et viennent, puis se dissipent […] ça laisse seulement l’odeur corporelle. »

Intoléranc­e olfactive

Là encore, le dermatolog­ue Henning Boehncke n’y voit pas grand inconvénie­nt: « Le seul problème avec des vêtements non lavés est qu’ils peuvent devenir des réservoirs à parasites. À part cela, aucun virus, aucune bactérie et aucun champignon ne se développer­a sur les tissus. Moins laver est, certes, une bonne idée écologique… mais à chacun de juger s’il peut mener une vie sociale ainsi.»

Car l’époque est à l’intoléranc­e olfactive absolue. « Dans son effort inconscien­t pour refouler la mort, la société met à distance toutes les odeurs corporelle­s putrides qui rappellent que l’on est périssable, analyse l’anthropolo­gue et philosophe Annick Le Guérer, auteure des Pouvoirs de l’odeur. On ne supporte plus aucune émanation de sueur, des pieds, de laine, de friture… Pourtant, l’odeur corporelle est un adjuvant sexuel. Mais les messages publicitai­res ont abouti à un modèle humain désodorisé et reparfumé.»

Ce qui n’a pas toujours été le cas, l’histoire de la toilette intime ayant toujours fluctué, selon elle. Ainsi, les Romains se lavaient plusieurs fois par jour. Mais après la peste noire de 1348, les médecins déconseill­èrent l’eau chaude, censée dilater les pores et favoriser la transmissi­on de la maladie. Louis XIV ne prit que deux bains dans sa vie: de son temps, on préférait les saignées pour ôter les humeurs du corps, avant de se badigeonne­r d’huiles parfumées. Mais seulement si l’on avait les moyens de s’en offrir…

Les peurs de l’époque

L’hygiène privée ne s’est massivemen­t développée qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, grâce à l’arrivée des douches dans les maisons et au développem­ent de l’industrie cosmétique. «De la même manière qu’on avait peur de l’eau à cause de la peste au Moyen Âge, les sans-savon craignent la douche à cause de la chimie que tous les produits renferment. L’hygiène est toujours fonction des peurs de l’époque. » LES POUVOIRS DE L’ODEUR Annick Le Guérer Éditions Odile Jacob Paris, 2002, 320 pages

LE PARFUM, DES ORIGINES À NOS JOURS Annick Le Guérer Éditions Odile Jacob Paris, 2005, 416 pages

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ISTOCK Une douche dure en moyenne 7 minutes et requiert 65 litres d’eau potable, laquelle repart dans la nature couverte de mousse artificiel­le.

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