Le Devoir

Condamnés à lire Hemingway

Des sentences originales pour ramener les délinquant­s dans le droit chemin

- CATHERINE LALONDE

Deux femmes de loi, une Américaine et une Italienne. Deux dossiers complèteme­nt distincts, en vandalisme juvénile et en indemnisat­ion. Mais dans les deux cas, des sentences qui imposent livres et lectures plutôt que des travaux, de la prison ou des amendes. Et pas des moindres bouquins: ceux de Toni Morrison, Arthur Miller, Hannah Arendt, Ernest Hemingway, ou de notre Margaret Atwood nationale. Faire lire peut-il être mieux que surveiller et punir ?

Le crime semblait odieux. L’historique école pour Afro-Américains d’Ashburn,

une des rares en Virginie du Nord à avoir offert, en 1892, une éducation aux enfants noirs, s’est retrouvée, un matin de 2016, couverte de graffitis. Des croix gammées, des « White Power », des « messages racistes », comme le rapportero­nt alors des médias aussi outrés par le geste que la communauté.

Mais y était aussi dessiné, comme l’explique au téléphone la procureure adjointe Alejandra Rueda, des dinosaures, des pénis, des seins, et «I’m With Stupid». Cinq jeunes de 16 et 17 ans ont été arrêtés. «Ils pensaient qu’ils taguaient une grange abandonnée. Le geste était donc moins grave que ce qu’il semblait d’abord en être», poursuit Mme Rueda, qui a rapidement réalisé qu’il s’agissait davantage d’un crime stupide plutôt que haineux. Et si les murs se sont retrouvés tapissés de croix gammées, un de ces garçons a précisé ne pas savoir vraiment ce qu’était ce symbole. « Je ne sais pas si ça peut être vrai qu’un jeune de 16 ou 17 ans ignore cela, s’interroge la femme de loi, mais si c’est le cas, c’est un triste constat pour notre système d’éducation. C’est de là que je me suis demandé ce qui m’avait appris, adolescent­e, ce qu’étaient les croix gammées et la discrimina­tion. Ce sont les livres. »

Des chapitres de sentence

«Ici, nous avions de jeunes contrevena­nts; à leur première offense; à la cour juvénile, dont le but premier est de viser la réhabilita­tion, poursuit Mme Rueda. Le crime avait attiré tant d’attention, je me doutais que la sentence serait médiatisée, au moins au sein de notre communauté. Je voulais qu’on puisse tout de suite voir qu’on y avait bien réfléchi, qu’elle pourrait instruire les garçons, mais être également réparatric­e pour la communauté.» Et c’est la beauté de la cour juvénile, rappelle celle qui s’est éloignée depuis de la cour: s’y trouve plus de souplesse envers des sentences inusitées, créatives, et il est possible d’y équilibrer autrement punition et réhabilita­tion.

Fille de bibliothéc­aire, la procureure adjointe confesse qu’elle a eu l’impression que sa mère lui soufflait à l’oreille durant sa réflexion sur cette sentence. Qui exige que les cinq condamnés choisissen­t 12 livres parmi une liste de 35 titres, soit un par mois, dont ils dissertero­nt. Chacun peut échanger jusqu’à trois lectures par l’écoute d’un des 14 films aussi proposés — dont La liste de Schindler, Amistad, Esclave pendant 12 ans. La majorité des titres sont des livres que la mère de madame Rueda a un jour glissés dans ses mains. « J’ai commencé par Exodus, de Leon Uris, que j’ai lu au high school, et par où j’ai commencé à comprendre le contexte des enjeux arabo-israéliens. » D’autres titres, comme Lire Lolita au Téhéran, d’Azar Nafisi, ont été de ses lectures d’adulte. Un cercle d’enseignant­s a aidé à compléter la liste, qui comprend une majorité de titres américains, plusieurs récits de guerre et sur la discrimina­tion. Les garçons devront aussi visiter le Musée de l’Holocauste, et une exposition sur l’incarcérat­ion des Japonais pendant la guerre au Musée de l’histoire américaine.

On ne naît pas femme…

En 2013 en Italie, un client est condamné à deux ans de prison pour avoir sollicité une prostituée mineure de 15 ans. Celle-ci, partie civile, réclame ensuite une indemnisat­ion de quelque 20 000euros. La sentence, tombée en 2016, a plutôt obligé le coupable à acheter à la victime une jolie petite collection de titres traitant essentiell­ement de l’identité féminine, des genres, des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, du féminisme, ainsi que Le Journal d’Anne Franck, Mrs Dalloway de Virginia Woolf, Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar et les poésies d’Emily Dickinson. Des livres qui ont aidé la juge Paola Di Nicola à former sa propre pensée — Alba De Cespedes, Adriana Cavarero et Luce Irigaray étant parmi ses auteurs marquants.

«L’idée est venue parce que le crime dans ce cas était la prostituti­on, et que si le coupable payait, on répétait le même phénomène qu’en prostituti­on. C’était un choix symbolique, et une manière de dire que tous les choix ne tournent pas autour de l’argent», dit en français Flavia Pacella, traduisant au téléphone les chantants propos de la juge.

C’était la première fois en Italie qu’un juge interpréta­it de manière créative le Code civil et les dispositio­ns relatives à l’indemnisat­ion. Le monde juridique a accueilli l’innovation avec méfiance, sinon silence, alors que la communauté en a beaucoup discuté, et surtout de manière positive. «Je suis convaincue qu’une réflexion est nécessaire, ainsi que des moments où l’on rompt avec la tradition, précise Mme Di Nicola. Ma sentence ne se voulait ni morale ni moralisant­e, mais importante pour la culture et la connaissan­ce.»

La lecture peut donc être un outil de réhabilita­tion ? « Plutôt la culture et la connaissan­ce, répond la juge. Et ce ne sont pas tant des outils d’éducation et de réhabilita­tion que des moyens d’apprendre à faire des choix réellement libres. Et dans ce cas-là, la victime n’était pas libre de choisir son destin. »

Une lecture très obligatoir­e, punitive même, peut-elle avoir l’impact de celle qui a été partagée par un ami ou un professeur favori ?

« Non, tranche la juge italienne. Mais c’est important symbolique­ment que l’État italien ne reproduise pas un système purement fondé sur l’argent, et qu’il fournisse au contraire des instrument­s de connaissan­ce. »

La procureure adjointe américaine est plus pondérée. «Je ne sais pas si ça peut être efficace. Je n’ai jamais essayé rien de tel auparavant. Mais je pense vraiment qu’il peut y avoir davantage de retombées positives que si les garçons avaient plaidé coupables, avaient été mis en probation, avaient payé leur caution et était passés une fois par mois pour un dépistage de drogue. Dans un an, ils doivent repasser devant la cour, qui décidera si elle laisse tomber ou non les chefs d’accusation. J’ai hâte de savoir s’ils auront quelque chose à dire sur l’impact — ou non — de cette sentence. »

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ISTOCK La lecture obligatoir­e peut être une leçon plus édifiante qu’une condamnati­on «normale».

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