La réplique.
Attaqués par le président Trump, les médias américains doivent répondre par la bouche de leurs reportages
Les médias doivent répondre par la bouche de leurs reportages.
D« Les journalistes devraient être prudents et ne pas rapporter chacun de ses propos outranciers Le professeur en études médiatiques David Mindich à propos de Trump
epuis plusieurs mois, et particulièrement depuis son élection, Donald Trump s’est montré intraitable avec les médias américains. Le président et son stratège Stephen Bannon les ont écorchés à coups de déclarations-chocs et de tweets acrimonieux.
Trump a déclaré en janvier être en « guerre ouverte» avec les médias d’information, qui ont aussi été qualifiés au fil des semaines de «malhonnêtes », de «parti de l’opposition», de propagateurs de fausses nouvelles (en lettres majuscules, par ailleurs). Le New York Times a même droit à un préfixe presque systématique: «failing », défaillant.
La liste des exemples de mépris du gouvernement Trump envers les journaux et les télévisions américains s’est encore allongée le jeudi 16 février dernier lors d’une conférence de presse hargneuse de plus de 75 minutes dans laquelle le président a dit que «la presse était honnêtement hors de contrôle», critiquant les fuites d’information dans les médias, parlant de chaos et de mensonges. Le lendemain, Trump écrivait sur son compte Twitter que les médias étaient «les ennemis du peuple américain.» Une affirmation qui en a fait sourciller plus d’un.
Puis, pas plus tard que ce vendredi, plusieurs médias, dont CNN, le New York Times, le Los Angeles Times, Politico et Buzzfeed, se sont même vu refuser l’accès à un point de presse de la Maison-Blanche.
Devant ces attaques publiques répétées, les médias américains ne devraient-ils pas répliquer au coloré président? «Je ne suis pas certaine qu’il faille répondre directement à Trump, écrit au Devoir Kelly McBride, éthicienne des médias et vice-présidente au Poynter Institute. Cela ne ferait que nourrir son désir de combat avec la presse. En revanche, nous sommes plus puissants quand nous effectuons de solides reportages sur son gouvernement. Ses critiques envers la presse vont sonner creux si cette dernière révèle des informations justes que le public trouve convaincantes.»
Les faits, donc, comme manière de contrer les demi-vérités ou les mensonges du président. Une affirmation qu’approuve le professeur de l’Université Laval Thierry Giasson, expert en communication politique. « Il faut ramener ça à la donnée, à la mesure, à l’observation réelle des faits tels qu’ils se déroulent sur le terrain, croit-il. Et ça va demander aux médias d’engager plus de ressources, de penser la couverture politique différemment et de sortir du réseau de sources habituelles auxquelles les médias américains s’abreuvent, c’est-à-dire les sources officielles de la Maison-Blanche, du Pentagone et du Congrès.»
Le sujet intéresse grandement le professeur en études médiatiques David Mindich, qui enseigne au collège Saint Michael’s, dans le Vermont. L’ancien de CNN est également auteur de deux essais sur le journalisme, en plus d’avoir écrit une analyse remarquée dans le Columbia Journalism Review, dans laquelle il faisait un parallèle entre la relation actuelle des médias avec Trump et le coup d’éclat d’Edward Murrow contre le sénateur Joseph McCarthy en 1954.
Prendre les moyens
«Les journalistes doivent rendre les élus imputables, résume-t-il. Il y a une expression en anglais qui dit “to comfort the afflicted and afflict the comfortable” (conforter les affligés et affliger les confortables). C’est une bonne description de ce que les journalistes devraient faire.» Selon lui, les grands médias des États-Unis ont pris les moyens pour mieux travailler depuis l’élection de Trump.
En effet, le New York Times a mis l’accent sur la vérification des faits et mis en avant sa couverture de l’immigration et de la santé. En janvier, le journal avait décidé d’investir 5 millions de plus dans la couverture de Trump. L’entreprise médiatique vient aussi de lancer une campagne de publicité dont le slogan est «The truth is more important now than ever».
La radio publique NPR a pour sa part créé cette semaine une équipe spéciale consacrée à traquer les conflits d’intérêts du président. Et le Washington Post a assigné 20 de ses journalistes à couvrir le gouvernement du 45e président américain. Dans les derniers jours, le quotidien a aussi changé son en-tête, y intégrant la phrase : « Democracy Dies in Darkness ».
Des embûches
Vérifier les faits, débusquer les mensonges, c’est une chose. Mais la manière Trump est parfois «embêtante», explique Thierry Giasson. «Donald Trump a rarement chiffré ce dont il parle. Il va souvent dire “beaucoup”, “énormément”, “nous sommes les meilleurs”, “ça va mal”.»
L’éditeur du magazine américain Harper’s, John R. MacArthur — et aussi collaborateur au Devoir —, souligne qu’il est aussi assez difficile d’écrire sur Trump, car l’avis du président sur les enjeux change souvent d’un jour à l’autre.
«Par exemple, il dit que la solution à deux États entre Israël et la Palestine, c’est essentiellement fini, mais le lendemain son ambassadeur à l’ONU déclare que cette solution est toujours d’actualité! Comment peut-on jouer à l’objectivité quand le président change de point de vue, ou d’humeur tous les jours! C’est très compliqué. »
Sortir de l’objectivité?
Pour M. MacArthur, les faits c’est bien, mais la situation demande une approche journalistique un peu moins objective, une valeur essentielle du métier dans le dernier siècle.
«Dans les colonnes d’actualité, on répond maintenant très directement, on ne dit plus seulement “le président a déclaré ceci hier”, on dit immédiatement que c’est faux. C’est un grand changement. C’est beaucoup plus engagé et agressif, c’est une très bonne chose. »
Sur la une de son édition de janvier, le Harper’s a même montré Donald Trump derrière des barreaux, «une couverture un peu méchante mais en même temps satirique », dit M. MacArthur. «Je suis plutôt pour ce retour, c’est plutôt fade l’objectivité, c’est ennuyeux, ça nuit finalement à la vérité. »
Le professeur Thierry Giasson note aussi la montée de cette approche, soulignant le travail
du New Yorker, une publication basée dans la Grosse Pomme qui «est dans une campagne concertée» contre le politicien républicain. «En regardant les caricatures, les textes, les billets envoyés aux abonnés, ça donne presque raison à Trump ! rigole-t-il. Mais les gens qui lisent le New Yorker ne votent pas pour Donald Trump. »
Répliquer en ignorant
Les faits, donc, avec un certain esprit, une nouvelle attitude plus engagée. Et si le fait d’ignorer les déclarations excessives et quérulentes du président n’était pas une autre option ?
«Si tu nourris la bête… lance David Mindich, laissant durer un silence. Les journalistes devraient être prudents et ne pas rapporter chacun de ses propos outranciers. Il faut plus parler de ce que le gouvernement fait au lieu de ce que Trump dit. Il ne faut pas s’emprisonner à son fil Twitter et peut-être parler des choses moins sexy. C’est ardu. »
Tout ce brouhaha entre Trump et les médias pourrait avoir une conséquence assez paradoxale pour le quatrième pouvoir. Alors que les dernières années ont souvent été marquées par des compressions et des pertes d’emplois, le vent change de direction et permet l’activation d’une spirale plus positive. Les médias mettent plus d’effort pour couvrir Trump, font ainsi du meilleur travail, et les lecteurs inquiets de l’approche du président se retournent vers la presse et s’abonnent en masse.
«Je pense que ça pourrait être un âge d’or, lance John R. MacArthur. Au Harper’s, nous
connaissons une énorme hausse des abonnements et de ventes en kiosque. Énorme. On vend en moyenne quatre, cinq fois plus qu’on vendait avant l’élection de Trump. »
Le professeur David Mindich est d’accord: «C’est probablement l’époque la plus excitante pour être un étudiant en journalisme depuis le Watergate. »