Le Devoir

Les scientifiq­ues s’organisent contre les desseins de Trump

- JEAN DION

Plusieurs sont inquiets, très inquiets même. Certains voient des possibilit­és d’avancement compromise­s, voire des carrières mises en péril. D’autres perçoivent carrément des attaques contre la liberté intellectu­elle et la raison elle-même. En un mois à peine depuis son avènement, les agissement­s du gouverneme­nt du président Donald Trump ont mis les membres de la communauté scientifiq­ue en émoi, aux ÉtatsUnis comme ailleurs. Mais celle-ci n’entend pas pour autant se laisser faire.

«Chaque transition d’un président à un autre apporte son lot d’incertitud­e, et il est normal que nous soyons préoccupés», déclare Rush Holt fils, chef de la direction de l’American Associatio­n for the Advancemen­t of Science (AAAS), la plus grande société scientifiq­ue au monde avec ses quelque 120 000 membres. «Mais là, nous sommes au-delà des préoccupat­ions habituelle­s. Nous avons atteint le stade de l’anxiété.»

Les gestes hostiles n’ont pas tardé. Dès l’assermenta­tion de Donald Trump le 20 janvier, le site Internet de la MaisonBlan­che a retiré toute allusion aux changement­s climatique­s, sauf pour dire qu’il fallait annihiler la politique de Barack Obama en la matière. On a appris que toute étude ou déclaratio­n de la part de l’Environmen­tal Protection Agency (EPA) devrait dorénavant recevoir l’assentimen­t du personnel politique en haut lieu avant d’être transmise au public, et que le service de recherche du Department of Agricultur­e avait reçu ordre de se faire discret. Ce n’était là qu’un début, au milieu de déclaratio­ns à droite et à gauche, pendant la campagne présidenti­elle et après, et alors que planent des menaces de réductions budgétaire­s en matière de recherche et de fonctionne­ment d’organismes publics voués à la science.

Les crocodiles

«Le problème qu’on entrevoit est l’élaboratio­n de politiques qui ne s’appuient sur aucune preuve. M. Trump a tenu des propos scientifiq­uement aberrants sur une foule de sujets allant des changement­s climatique­s à la vaccinatio­n. Mais cela dépasse des éléments précis. De toute évidence, il y a une incompréhe­nsion de la démarche scientifiq­ue dans son ensemble », poursuit M. Holt, un physicien de formation qui a été membre démocrate de la Chambre des représenta­nts des États-Unis pour le New Jersey de 1999 à 2015, dans un entretien avec Le Devoir peu après avoir participé à l’assemblée annuelle de l’AAAS, du 16 au 20 février, à Boston.

À cette occasion, il a été possible d’entendre une formule originale pour décrire les dangers qui guettent les serviteurs de l’État s’occupant de science. Elle est venue de Robert Cook-Degan, professeur à la School for the Future of Innovation in Society de l’Université Arizona State. «Le slogan qui a mené Donald Trump à la MaisonBlan­che était “vidons le marécage”, et cela signifiait “changeons les choses ”, a mentionné M. Cook-Degan. Non seulement nous n’avons pas vidé le marécage, mais nous y avons lancé des alligators qui sont affamés depuis huit ans [allusion aux membres du cabinet Trump]. Et les employés fédéraux se sentent comme s’ils sont la nourriture.»

Essentiel partage

D’autres nuages sont apparus, qu’il suffise de nommer le décret migratoire signé par le président fin janvier — qui a empêché plusieurs scientifiq­ues, notamment iraniens, d’assister à des rencontres aux États-Unis alors qu’il est essentiel, dans le domaine, de partager les fruits de ses travaux, et en a découragé d’autres de le faire — ou la nomination de Scott Pruitt, un climatonég­ationniste lié à l’industrie des énergies fossiles, à la tête de l’EPA, un organisme contre lequel il a intenté maintes poursuites à titre de procureur général de l’Oklahoma. «Je ne savais pas que le fait d’avoir consacré sa carrière à tenter d’abolir l’EPA faisait partie des critères d’embauche », ironise M. Holt.

Quant au décret, il a été suspendu par la justice, mais un autre est attendu au cours des prochains jours et «le dossier est loin d’être clos. Les craintes sont toujours bien présentes», explique M. Holt.

Devant la situation, la riposte s’est organisée sur plusieurs fronts. Sur Twitter, des comptes d’origines obscures «alt» et «rogue» se sont fait jour, parlant de «résistance» et disant présenter des « faits avérés» en lieu des « faits alternatif­s » évoqués récemment par la conseillèr­e du président Trump, Kellyanne Conway. Le mot-clic #ActualLivi­ngScientis­t permet par ailleurs à des scientifiq­ues de se montrer, en photo ou en vidéo, à l’oeuvre dans leur milieu de travail, en laboratoir­e ou sur le terrain, et de faire valoir en quoi ils sont utiles pour la société et le progrès des connaissan­ces.

Marche du 22 avril

Après les manifestat­ions des femmes un peu partout au pays en janvier, une marche proscience aura par ailleurs lieu à Washington — et, espère-t-on, à travers le monde — le 22 avril, jour de la Terre, alors qu’on souligne le 25e anniversai­re du Sommet de Rio de Janeiro, la Conférence des Nations unies sur l’environnem­ent et le développem­ent de 1992 qui a notamment vu l’adoption de la Convention sur le climat affirmant la nécessité absolue de réduire les gaz à effet de serre.

«La marche pour la science n’est pas une question de scientifiq­ues ou de politicien­s», écrivent les organisate­urs de l’événement, qui se déroulera sur le thème «Science, Not Silence », sur le site invitant tout le monde à y participer. «Elle veut plutôt témoigner du rôle très concret que joue la science dans chacune de nos vies et du besoin de respecter et d’encourager la recherche qui nous permet de mieux connaître le monde. Néanmoins, la marche a suscité beaucoup de discussion­s sur l’opportunit­é ou non pour les scientifiq­ues de se mêler de politique. Mais face à une tendance alarmante qui voit les consensus scientifiq­ues être discrédité­s, nous devons plutôt nous demander: pouvons-nous nous permettre de ne pas prendre la parole et de ne pas nous porter à la défense de la science?»

Solidarité

D’autres moyens ont été mis en oeuvre. Ainsi Shaughness­y Naughton, une chimiste de formation qui a ellemême échoué deux fois à remporter les primaires démocrates en Pennsylvan­ie en vue des élections au Congrès, a fondé le groupe 314 Action — 314, les trois premiers chiffres de pi —, qui vise à inciter les membres de la communauté STEM (science, technologi­e, génie et mathématiq­ues) à se lancer en politique. Déjà, plusieurs centaines de personnes ont manifesté leur intérêt pour l’organisme, dont l’un des slogans, allusion évidente à Donald Trump, est « Make America Smart Again».

On retrouve également Sarah Cobey, professeur­e au Départemen­t d’écologie et d’évolution de l’Université de Chicago. Ayant appris qu’une femme de sa connaissan­ce travaillan­t à trouver une cure pour le sida et qui participai­t à une conférence à l’étranger était menacée de ne pas pouvoir rentrer aux États-Unis, Mme Cobey a créé en compagnie d’un ami le site Web Banned Scientists (bannedscie­ntists.org), qui donne voix au chapitre aux scientifiq­ues qui, en raison de leur nationalit­é, ont fait ou pourraient faire les frais du décret de Trump — une décision qu’elle n’hésite pas à qualifier d’«insensée» — et veulent faire part de leurs préoccupat­ions, souvent très vives. Dans un échange de courriels cette semaine, elle s’est par ailleurs dite étonnée du nombre de personnes qui ont refusé de témoigner publiqueme­nt parce qu’elles ont peur.

«Je m’inquiète beaucoup des dégâts que pourrait faire le gouverneme­nt actuel en matière de recherche scientifiq­ue aux États-Unis, écrit Mme Cobey. Déjà, nous avons vu des recherches interrompu­es ou supprimées dans des agences fédérales, l’EPA et l’USDA, et Trump ne souhaite de toute évidence pas financer la recherche sur les changement­s climatique­s. Mais même si le financemen­t de la recherche est miraculeus­ement maintenu, je pense qu’il y aura quand même des dommages — je crois que ç’a déjà commencé. Soutenir la science exige de soutenir les scientifiq­ues, et le décret migratoire et d’autres menaces signalent que les États-Unis n’essaient plus d’attirer les meilleurs talents de par le monde. En fait, ils sont ouvertemen­t hostiles à certains d’entre eux.»

« Les États-Unis doivent accueillir positiveme­nt les scientifiq­ues du monde entier. Et ils ne peuvent bâillonner la recherche. »

Après les manifestat­ions des femmes un peu partout au pays en janvier, une marche proscience aura lieu à Washington — et, espère-t-on, à travers le monde — le 22 avril, jour de la Terre «Non

seulement nous n’avons pas vidé le marécage, mais nous y avons lancé des alligators qui sont affamés depuis

huit ans [allusion aux membres du cabinet Trump]. Et les employés fédéraux se sentent comme s’ils sont la nourriture. Robert Cook-Degan, School for the Future of Innovation in Society de l’Université Arizona State

Appuis dans le monde

En tout cas, le milieu a eu l’occasion de montrer qu’il peut se serrer les coudes quand la situation l’exige. Dans les heures qui ont suivi le décret de Trump, des scientifiq­ues européens ont pris l’initiative d’offrir de l’aide à leurs collègues coincés contre leur gré dans un pays tiers en leur proposant un endroit pour travailler, un climat convivial, des liens amicaux, etc. Maria Leptin, directrice de l’European Molecular Biology Organizati­on, basée en Allemagne, a eu l’idée de constituer une « liste de solidarité scientifiq­ue » mondiale: plus de 1000 scientifiq­ues de tous les domaines et de tous les horizons se sont portés volontaire­s.

Mais il est encore besoin d’aller au-delà et de parler à l’ensemble de la communauté afin qu’elle aussi fasse savoir son mécontente­ment. « Il faut dire et redire combien la science apporte des bienfaits à la société en général, rappeler aux gens tout ce qu’elle contribue à leur qualité de vie. Nous avons une rare occasion de communique­r comment la science fonctionne», conclut Rush Holt. Et devant ceux qui n’y croient pas et ont le pouvoir de la mettre à mal, «nous avons le devoir de nous tenir debout ». «Le problème qu’on entrevoit est l’élaboratio­n de politiques qui preuve» ne s’appuient sur aucune Rush Holt fils, chef de la direction de l’American Associatio­n for the Advancemen­t of Science

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 ?? STEVEN SENNE ASSOCIATED PRESS ?? Des marches s’organisent à travers les États-Unis, dont celle-ci, à Boston, le 17 février dernier. Les scientifiq­ues présents réclamaien­t du gouverneme­nt Trump qu’il reconnaiss­e les changement­s climatique­s.
STEVEN SENNE ASSOCIATED PRESS Des marches s’organisent à travers les États-Unis, dont celle-ci, à Boston, le 17 février dernier. Les scientifiq­ues présents réclamaien­t du gouverneme­nt Trump qu’il reconnaiss­e les changement­s climatique­s.
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STEVEN SENNE ASSOCIATED PRESS

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