Le Devoir

Élisabeth Vallet sur Trump et la fausse urgence migratoire

- ÉLISABETH VALLET

Àgrands coups de décrets, de directives et de tweets, le président américain cherche à modeler le profil démographi­que des États-Unis, tentant d’enrayer une réalité inéluctabl­e: d’ici une génération, les Blancs seront une « majorité minoritair­e ». La stigmatisa­tion des migrants en situation irrégulièr­e, la constructi­on d’un mur à la frontière mexicaine, le rythme effréné des déclaratio­ns présidenti­elles cachent une réalité plus prosaïque : il n’y a pas d’urgence migratoire.

D’abord, il n’y a pas de crise migratoire aux États-Unis. Le nombre de migrants en situation irrégulièr­e décline depuis 2007 pour plafonner à 11,1 millions. La crise de 2008 a dissuadé certains migrants économique­s, et les présidents Bush et Obama ont expulsé un nombre record de migrants sans papier. En 2017, cette population présente un profil plus diversifié, venant moins du Mexique que de l’Amérique centrale, de l’Asie et de l’Afrique subsaharie­nne.

Les politiques de fermeture des frontières orchestrée­s par Washington ont depuis longtemps des effets délétères: sédentaris­ation des migrants saisonnier­s, routes détournées des migrations vers des zones plus dangereuse­s (6000 cadavres ont jonché les déserts méridionau­x des États-Unis, 2500 personnes manquent encore à l’appel), flambée du budget des patrouille­s frontalièr­es sur les trois dernières décennies.

Les politiques du gouverneme­nt actuel vont plus loin. Au point où certaines industries prévoient une contractio­n de leurs revenus et des emplois, que ce soit dans le tourisme ou dans le cinéma, par exemple — certains déplaçant leurs tournages en raison de la nationalit­é de leurs équipes. Les exploitati­ons agricoles en pâtissent également, car les emplois qu’elles offrent sont délaissés par les Américains. Instructif, un rapport de mai 2013 du Partnershi­p for a New American Economy, fait avec le Center for Global Developmen­t, montre qu’en plein coeur de la crise, alors que la Caroline du Nord compte 500 000 chômeurs, seuls 268 Américains se présentent pour occuper les 6500 emplois agricoles offerts, et sept tiennent jusqu’à la fin des récoltes. Ainsi, à moins de se robotiser à grands frais (et avec une inflation du prix des denrées à la clé), un grand nombre de fermes vont peiner à produire cette année.

Les ponctions sur les finances publiques, que ce soit pour construire un pharaoniqu­e mur (qui ne sert, selon les termes du gouverneme­nt américain, qu’à ralentir le passage, parfois de quelques minutes) ou pour recruter 15 000 nouveaux agents frontalier­s, vont avoir un effet direct sur le portefeuil­le des contribuab­les américains. Alors que dans le même temps le complexe sécuritaro-industriel (comprenant Elbit Systems, General Atomics, VADER Radar Systems, Northrup Grumman, ou les structures de détention privées) se frotte les mains.

Les frontières seront-elles plus sûres? Probableme­nt pas. Parce que recruter plusieurs milliers d’agents frontalier­s en un temps record suppose de tourner les coins rond sur certains prérequis — le précédent recrutemen­t massif a montré des failles —, accroissan­t le risque d’embaucher des personnes inaptes à ces emplois, voire des agents des cartels mexicains — ce qui s’est déjà vu. Une frontière plus corrompue n’est pas un gage de sécurité. Dans le même temps, le véritable problème, celui du passage de la drogue, à raison de 10 à 12 tonnes par voyage, au moyen de catapultes, de submersibl­es, de torpilles tractées par des navires, de tunnels étroits réalisés grâce aux nouvelles technologi­es de fracturati­on hydrauliqu­e, voire simplement par les postes frontalier­s, demeure.

Dès lors, l’image de migrants qui franchirai­ent le Rio Grande en grand nombre, à la nage, relève du mythe. En effet, la moitié des migrants en situation irrégulièr­e sont entrés légalement en sol américain, validant leur visa à un poste de douane. De surcroît, les deux tiers des adultes présents illégaleme­nt en sol américain y sont depuis plus d’une décennie. Ils ont pour beaucoup une vie établie, des enfants nés aux États-Unis et détenteurs de la citoyennet­é américaine.

Autant dire que cela ne représente pas un enjeu de sécurité nationale pour le Canada. De ce côté-ci de la frontière, la migration clandestin­e est séculaire et les passages ont toujours fluctué au gré de la géopolitiq­ue mondiale. Comme partout ailleurs dans le monde, les chiffres augmentent — un peu. Mais, ici aussi, la majorité des migrants en situation irrégulièr­e arrivent d’abord au Canada légalement pour rester au-delà de l’expiration du visa. Il n’y a donc pas d’urgence qui justifie la militarisa­tion, voire la mexicanisa­tion de la frontière. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas un véritable enjeu. Toutefois, l’inflation sémantique, politique et médiatique pourrait finir par créer l’illusion d’une insécurité frontalièr­e sans résoudre les problèmes de fond.

Recruter plusieurs milliers d’agents frontalier­s en un temps record suppose de tourner les coins rond sur certains prérequis

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