Le Devoir

Un pro-Sanders pour ranimer les démocrates américains ?

- PIERRE CARREY

Le Parti démocrate américain, divisé et sonné par sa défaite contre Donald Trump, choisit samedi son nouveau chef. Parmi les favoris, l’élu du Minnesota Keith Ellison, tenant d’une ligne bien ancrée à gauche. Mais pas sûr que les caciques le suivent.

Keith Ellison a trois atouts pour devenir samedi le nouveau patron du Parti démocrate américain: il est de gauche, musulman et noir. Il a aussi trois handicaps: il est musulman, noir et de gauche. Dans l’Amérique de Trump et des anti-Trump, chacun de ces critères vaut son poids de haines et de bulletins de vote. Ellison, 53 ans, avocat de formation, élu depuis 2007 député du Minnesota, un État d’électeurs blancs et mâles dont on dit qu’ils penchent vers les républicai­ns par revanche mal placée ou par exaspérati­on d’une crise sociale qui dure, est rompu aux déchiremen­ts.

À 19 ans, il appelle des associatio­ns étudiantes à effacer un graffiti raciste sur les murs de l’université: la police s’en mêle et arrête un militant, Ellison devient un porte-voix contre les brutalités. En 2009, il squatte l’ambassade du Soudan à Washington pour protester contre ce gouverneme­nt africain qui bloque l’aide alimentair­e au Darfour: c’est lui qui termine au poste. Le premier, il s’est lancé dans la compétitio­n pour devenir président des démocrates. À peine six jours après la gifle infligée à Hillary Clinton.

Il entend recoudre le parti. Puis l’Amérique. Qu’il ne découpe pas en tranches communauta­ires et électorale­s, mais qu’il prend comme un tout. Plutôt que de «minorités», Ellison parle de «solidarité». Dans son livre paru en 2014, il emploie des mots nouveaux — ou oubliés —, comme la «politique de la générosité et de l’intégratio­n». L’élu se fait fort de réunir «toutes les couleurs, toutes les cultures, toutes les religions». Il est le tenant d’une ligne bien à gauche au sein d’un parti déporté sur la droite, seulement «regauchi» l’an passé, peutêtre sous une fine couche d’illusion. Cet authentiqu­e libéral au sens américain du terme, candide mais pas ramolli, utopiqueme­nt réaliste, est réfractair­e au capitalism­e sauvage, hostile à la peine de mort et à la proliférat­ion des armes à feu.

Figures illustres

Ellison rappelle un peu ce qu’Obama fut dans sa jeunesse et ce qu’il a un peu oublié à la Maison-Blanche. Il emprunte d’ailleurs à l’ancien président quelques formules de discours, même s’il cite plus volontiers Martin Luther King, pacifiste incandesce­nt. D’autres voient en lui un nouveau Jesse Jackson, le pasteur noir classé très à gauche, actif dans les années 70 et 80, un adversaire potentiel pour les Clinton qui s’est retrouvé errant aux marges de son propre parti.

Depuis novembre, Keith Ellison est parrainé par d’illustres figures de la gauche américaine, à commencer par Bernie Sanders, le candidat malheureux à la primaire démocrate, Elizabeth Warren, la sénatrice qui monte sur le ring face aux républicai­ns, ou le maire progressis­te de New York, Bill de Blasio. La base militante pourrait s’en réjouir, mais ce sont les caciques qui voteront pour leur président ce samedi à Atlanta, partagés entre le fantasme d’un consensus fédérateur, et la conscience que la crise financière de Wall Street, les violences anti-Noirs et l’avènement de Trump ont réveillé ce qui restait de gauche dans le pays.

Un parti sans ligne, sans chef et sans argent

Mais en décembre 2016, la droite qui crache a trouvé son scandale Ellison. La chaîne Fox News a armé son missile: ce musulman, le premier de l’histoire à rejoindre la Chambre des représenta­nts, le premier donc à prêter serment sur le Coran (un exemplaire de 1815 qui appartenai­t à Thomas Jefferson) fut accusé d’avoir soutenu Louis Farrakhan au début des années 90, le leader du mouvement Nation of Islam, révolté contre la misère ou la drogue et coupable de propos antisémite­s. Par effet d’associatio­n, Ellison a été repeint, à tort, en antisémite. Comme il l’a expliqué, il défend l’existence de deux États, Israël et la Palestine, mais vote des subvention­s au gouverneme­nt de Tel-Aviv.

Baisers empoisonné­s

Ellison se méfie moins des ordures de la droite que des détestatio­ns endémiques du camp démocrate. Mais il ne laisse pas passer les baisers empoisonné­s de la bande à Trump. Cette semaine, le président a twitté sur son compte personnel, presque en forme de soutien: « Une chose que je voudrais dire au sujet du député Keith Ellison, dans sa bataille pour le Parti démocrate, c’est qu’il est celui qui a prédit de bonne heure que j’allais gagner. » C’était en juillet 2015. Ellison sentait l’Amérique gronder, pas ses camarades démocrates. Les compliment­s de Trump a minima ne l’impression­nent pas: il a dit mercredi vouloir lancer contre lui une procédure de destitutio­n (impeachmen­t )à la première occasion.

Qu’il soit ou non élu à la tête de son parti ce samedi, Keith Ellison pourrait peut-être briguer l’investitur­e pour la présidenti­elle de 2020. S’il est toujours là, il affrontera­it Donald Trump. Son antithèse exacte. Celui qui défait les liens. Mais prudence. Ellison le sait, ses partisans tout autant: les prophètes de la gauche américaine ont souvent mal fini, entre reniements et disparitio­ns subites des arcanes du pouvoir.

 ?? ALEX WONG GETTY IMAGES AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Keith Ellison, 53 ans, avocat de formation, élu depuis 2007 député du Minnesota, entend recoudre le Parti démocrate.
ALEX WONG GETTY IMAGES AGENCE FRANCE-PRESSE Keith Ellison, 53 ans, avocat de formation, élu depuis 2007 député du Minnesota, entend recoudre le Parti démocrate.

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