Le Devoir

De l’autre côté du rideau de fer

Bouffées d’ostalgie replonge dans le charme horrifiant d’une Europe de l’Est qui n’est plus

- CHRISTIAN DESMEULES Collaborat­eur Le Devoir

On pourrait sans doute s’épuiser à dénombrer les artéfacts de l’époque communiste qui ont atteint, près de 30 ans après la chute du mur de Berlin, le statut d’objetculte: vin mousseux soviétique, marques fétiches de cornichons, rutilantes Trabant.

Mais certains poussent aussi des soupirs au souvenir d’une certaine chaleur humaine et d’interminab­les discussion­s de cuisine autour des arts et de la littératur­e — rien de tel, hélas, que la censure pour stimuler l’appétit en ces matières.

Cette nostalgie bien particuliè­re, le film Goodbye Lénine! de même que les témoignage­s recueillis par la Biélorusse nobélisée Svetlana Alexievitc­h dans La fin de l’homme rouge la montraient bien.

Sans aller jusqu’à croire que «c’était mieux avant», ils existent bel et bien, dans tous les anciens pays du bloc de l’Est, ceux qui éprouvent, à tort ou à raison, un soupçon de regrets pour une époque où les choses leur semblaient plus simples ou plus authentiqu­es. En allemand, il existe même un mot pour désigner ce sentiment: l’«ostalgie», formé à partir des mots « ost » (Est) et « nostalgie ».

En 1976 et 1977, jeune journalist­e correspond­ant de La Presse installé à Paris depuis le début des années 1970, Louis-Bernard Robitaille entreprena­it en compagnie d’un groupe de collègues étrangers une tournée de quelques capitales est-européenne­s: BerlinEst, Prague, Varsovie, Moscou et Tbilissi. Il revisite aujourd’hui, luimême un peu nostalgiqu­e, ses reportages et ses souvenirs de l’époque dans Bouffées d’ostalgie: fragments d’un continent disparu.

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Contrairem­ent à la plupart des autoritari­smes d’aujourd’hui, avec le communisme on avait affaire à une utopie Louis-Bernard Robitaille

Le communisme? Connais pas!

«J’ai toujours été attiré par les catastroph­es », raconte en riant à l’autre bout du fil Louis-Bernard Robitaille, installé à Paris depuis plus de 40 ans. Il se souvient du formidable sentiment d’exotisme qu’éprouvait un Occidental qui mettait les pieds de l’autre côté de ce qu’on appelait alors le «rideau de fer».

Or, ajoute-t-il, aussi bizarre que cela puisse paraître, alors qu’on soulignera cette année les 100 ans de la révolution bolchéviqu­e, beaucoup de gens semblent avoir totalement oublié que cette réalité a un jour existé. «Comme si ça n’avait été qu’un immense cauchemar dont on s’est réveillé d’un seul coup. Ah oui ! Le communisme… C’était quoi, déjà? C’est un continent englouti qui me fascine et dont il valait la peine, me suis-je dit, de restituer un peu les mystères.» Comme un immense crime sans coupable.

«Et dans le meilleur des cas, poursuit Louis-Bernard Robitaille, le communisme a été comme une congélatio­n des conflits, ethniques et sociaux. Quand on a soulevé le couvercle, on est revenu au “statu quo ante”, à ce que c’était auparavant. »

«L’outre-mur, ce territoire immense qui s’étendait de la porte de Brandebour­g à Berlin jusqu’à Vladivosto­k sur le Pacifique, écrit-il dans son Bouffées d’ostalgie, avait le charme fascinant de l’horreur: c’était l’une de ces créatures bizarres qui, une fois surgies du cerveau d’un savant fou, refusent de rentrer dans leur niche, échappent à leur créateur pour semer la mort et la destructio­n autour d’elles.»

Oui, tout ça pouvait avoir un certain charme, reconnaît-il. Et puis il n’y avait pratiqueme­nt pas de touristes, on était à peu près seul de son espèce, sans Coca-Cola et sans McDonald’s. «À Prague, se souvient-il, j’avais pu visiter tout seul le vieux cimetière juif. Alors qu’aujourd’hui, on fait la queue et il faut acheter des tickets… Mais c’est un compliment un peu cher payé», ajoute-t-il, sans la moindre illusion.

Voyage sur une autre planète

À l’époque, le mur de Berlin semblait encore avoir l’éternité devant lui. Et si la Pologne offrait une liberté presque totale (comparable à celle de l’ancienne Yougoslavi­e), l’Union soviétique en comparaiso­n lui a semblé être le lieu le plus étrange sur la Terre. «On n’y trouvait à peu près rien de vraiment normal, hormis le fait que la plupart des humains y avaient deux bras et deux jambes», écrit-il.

Rencontres semi-clandestin­es avec des dissidents dans des halls de réception, déambulati­ons dans des avenues désertes, cafétérias d’hôtels kafkaïenne­s, de Berlin-Est à Tbilissi, ce voyage qui s’est déroulé dans une atmosphère de paranoïa permanente lui a fourni son lot de sueurs froides, réelles ou imaginaire­s.

Si à Prague, c’était « épouvantab­lement surveillé», se souvient le journalist­e (aussi romancier et essayiste), à Moscou l’atmosphère était proprement orwellienn­e. «Des organisate­urs de notre voyage avaient d’ailleurs été pris en main par deux charmantes guides de l’agence Intourist, qui étaient peutêtre bien du KGB…»

De nos jours, croit-il, il n’y a rien d’étonnant à ce que plusieurs manifesten­t leur attachemen­t à un certain mode de vie qui s’est évanoui: l’égalitaris­me, une certaine forme de solidarité, la sécurité de l’emploi, l’éliminatio­n des rapports marchands. Un monde où malgré tout l’être avait plus d’importance que l’avoir. «C’est comme s’il y avait une contradict­ion irrémédiab­le chez l’homme entre le besoin de liberté et le besoin de sécurité et de stabilité», reconnaît-il.

«À la limite, on peut dire qu’en prison il existe une certaine solidarité aussi. Quand les gens ne s’entretuent pas, ils s’entraident pour survivre. Oui, on avait supprimé l’argent, mais on n’avait pas éliminé les combines et les complots pour essayer d’arriver dans la vie.»

L’avenir pourrait-il nous réserver d’autres murs? C’est une hypothèse qui lui apparaît hautement improbable. «Contrairem­ent à la plupart des autoritari­smes d’aujourd’hui, avec le communisme on avait affaire à une utopie. À une sorte de grand mensonge qui prétendait à l’universel et qui promettait une chose: nous allons faire votre bonheur…»

BOUFFÉES D’OSTALGIE FRAGMENTS D’UN CONTINENT DISPARU

Louis-Bernard Robitaille Noir sur Blanc Paris, 2017, 144 pages

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Dans les années 1970, Louis-Bernard Robitaille a entrepris une tournée de quelques capitales est-européenne­s en tant que correspond­ant de La Presse.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Dans les années 1970, Louis-Bernard Robitaille a entrepris une tournée de quelques capitales est-européenne­s en tant que correspond­ant de La Presse.
 ?? NOIR SUR BLANC ?? Photos d’archives tirées de Bouffées d’ostalgie
NOIR SUR BLANC Photos d’archives tirées de Bouffées d’ostalgie
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