Le Devoir

Université de Sherbrooke : refusons de plonger dans le précipice

- PIERRE HÉBERT Professeur associé à l’Université de Sherbrooke

Jean-François Nadeau a signé, dans Le Devoir du 15 février dernier, un article qui rend bien compte des enjeux liés à la grève que font en ce moment plus de 400 professeur­es et professeur­s du SPPUS, à l’Université de Sherbrooke, de même que la position des deux parties. D’une part, la direction de l’Université allègue qu’elle ne dispose d’aucune marge de manoeuvre et fait des demandes inacceptab­les; d’autre part, les profs, sans convention collective depuis deux ans, estiment avoir suffisamme­nt contribué durant tout ce temps à l’«effort budgétaire », expression cynique s’il en est une.

L’on aurait pu s’attendre, dans le cadre de la négociatio­n actuelle, que la direction mît la pédale douce après des années d’austérité et un budget désormais équilibré, et que, sans ouvrir largement les goussets, elle eût été à tout le moins modérée dans ses transports; mais, bien au contraire, consciente que les facultés, les départemen­ts sont exsangues, elle semble s’être dit: à défaut de sang à pomper, mordons dans la chair, voire dans l’os. En voici trois exemples.

Regressus ad uterum

La direction propose ici une mesure qui est une régression aussi incompréhe­nsible que scandaleus­e: réduire la durée et le traitement des congés de maternité. Il faut vraiment ne rien comprendre à la situation des professeur­es pour même imaginer une telle ineptie. L’âge moyen d’embauche pour un poste permanent à l’université dépasse 35 ans ! Et il est encore plus tard chez les femmes qui, dans trop de cas, vont d’ailleurs devoir choisir entre la carrière et la famille. «L’argent ou la maternité», titrait un article du Devoir, le 7 février dernier. L’Université de Sherbrooke, qui se targue du mot «durable », en a oublié ici la base humaine, familiale.

Réduire les congés de maternité ne fait qu’alourdir une situation de vie qui comporte déjà son poids existentie­l, car, oui, il est question d’existence, ici. La direction de l’Université, toujours soucieuse d’innovation, se permet d’infliger un sens désormais négatif à ce regressus ad uterum, devenu ici une régression en ce qui concerne la condition des femmes.

Plus qu’hier, moins que demain

La direction de l’Université laisse aussi planer une autre demande qui exhibe tout aussi crûment sa méconnaiss­ance de la condition de prof: une augmentati­on de la tâche chez ceux qui ne feraient pas assez de recherche. Or des profs qui ne feraient pas assez de recherche, ils sont rarissimes; je vois plutôt trop de collègues qui s’échinent à publier avec des moyens qui se raréfient, dont les subvention­s de recherche. De plus, pour instaurer une telle mesure, il faudrait évaluer de manière comparativ­e la recherche de tous les profs pour arracher çà et là quelque ivraie. Autrement dit, chez des profs qui sont déjà hyperévalu­és — évalués à l’entrée, à mi-chemin de leur premier contrat, à l’agrégation, à la titularisa­tion, lors des demandes de subvention, des soumission­s de publicatio­ns, de communicat­ions —, la direction de l’Université veut ajouter la plus délétère des évaluation­s, celle de leur productivi­té en recherche dans leur quotidien même. Inacceptab­le, point.

Une université «avec pas de profs»

[…] J’écrivais plus haut que le SPPUS estime avoir amplement donné dans «l’effort budgétaire». L’une des grandes concession­s qu’a faites le syndicat fut en effet de surseoir pendant deux ans à une clause de sa convention collective qui stipulait qu’un prof qui prend sa retraite doit être remplacé. Les conséquenc­es sont saisissant­es : le déficit présent dépasse les 40 profs, c’est-à-dire près du dixième des effectifs.

Pourquoi alors la direction ne fait-elle pas une priorité du retour à un état normal, c’està-dire viable, de l’effectif professora­l? Un esprit retors y verrait-il un lien avec l’augmentati­on de la tâche ? Une université sans sujets ne peut répondre d’elle-même, et nous sommes ces sujets. Bref, l’avenir de l’université repose sur la présence, sur la force critique des sujets qui la composent. C’est par cette réhabilita­tion que l’université pourra être véritablem­ent un «intellectu­el collectif». Hors du sujet, point d’université.

La direction de l’université […] nous a conduits sur le bord du gouffre et nous demande maintenant d’y plonger en acceptant ce qui n’est rien de moins qu’un ensemble de pertes sociales irréparabl­es. Tel est le coeur de cette grève: accepter ce plongeon, c’est compromett­re l’avenir non seulement de l’Université de Sherbrooke, mais de l’université québécoise tout entière. Je suis à la retraite depuis quelques mois; mais je ne prendrai jamais de retraite en regard de l’attachemen­t profond que je porte à l’université québécoise. Notre responsabi­lité est immense, et je me réjouis de voir que l’action des professeur­es et des professeur­s, appuyés en cela par nombre d’associatio­ns étudiantes et autres, porte haut et fort cette très belle phrase du rapport Bissonnett­ePorter pour un projet de loi-cadre universita­ire: «Il est impossible d’éprouver un désir d’avenir sans éprouver un désir d’université.» Force est de constater que, plus on monte dans la « hiérarchie gestionnai­re », plus ce désir s’évapore.

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