Le Devoir

Le paradoxe de l’indépendan­ce des juristes de l’État

- FRANÇOIS LEDUC Avocat, Québec

a juge en chef de la Cour d’appel du Québec, Mme Nicole Duval Hesler, soulignait dès 2013, lors d’une conférence portant sur l’indépendan­ce des juristes de l’État, les différence­s historique­s majeures entre les procureurs de la Couronne et le juriste de l’État, tout en se gardant de prendre parti. Pourtant, la notion même de salariat s’oppose par définition à l’indépendan­ce profession­nelle de l’avocat puisque, en tant qu’employé, l’avocat salarié de l’État est essentiell­ement subordonné à son employeur. D’où l’inconfort du paradoxe.

Le concept déontologi­que d’indépendan­ce est au coeur de la pratique profession­nelle des avocats. Ils doivent arbitrer des choix éthiques en toute liberté de conscience dans le respect de la règle de droit et sans que leurs choix soient influencés par des considérat­ions partisanes.

L’avocat est libre de refuser un mandat ou de cesser un mandat qui est contraire à sa vision d’un dossier. Par contre, l’avocat salarié de l’État ou d’une entreprise est assujetti à une obligation d’obéir qui est incompatib­le avec cette notion d’indépendan­ce, sans compter les ingérences de tout ordre qui dénaturent son rôle. Cela explique la volonté syndicale des juristes de l’État de revendique­r le droit à l’indépendan­ce profession­nelle.

D’ailleurs, une autre catégorie d’avocats de l’État bénéficie déjà d’une indépendan­ce profession­nelle importante tout en étant assujettie aux contrôles administra­tifs normaux de leur employeur. Il s’agit des avocats syndiqués travaillan­t à la Commission des services juridiques qui administre l’aide juridique.

Muraille de Chine

Dès l’adoption de la loi d’aide juridique en 1970, l’indépendan­ce de ces nouveaux avocats exigeait la création d’une muraille de Chine entre le ministre de la Justice et les avocats de l’aide juridique. Ce principe est consacré dans la Loi d’aide juridique, dans l’entente entre le Barreau et le ministre de la Justice et dans la convention collective des avocats syndiqués.

Rappelons que les avocats de l’aide juridique représente­nt des clientèles individuel­les particuliè­rement vulnérable­s qui mettent aux prises des adversaire­s privés ou publics, notamment la Sécurité sociale, la Régie des rentes ou des locateurs résidentie­ls. D’où la nécessité de garantir une telle indépendan­ce pour éviter l’ingérence de l’État ou celle d’intérêts privés lors de la défense des plus démunis.

Or, pour réclamer leur indépendan­ce, les juristes de l’État devraient revendique­r leur intégratio­n à un organisme indépendan­t de l’État, au même titre que la Commission des services juridiques, et ainsi être affectés aux ministères appropriés dans une véritable relation avocatclie­nt en toute indépendan­ce et non dans le cadre d’une relation de subordinat­ion juridique employeur-employé. En effet, comment un profession­nel indépendan­t peut-il faire la grève contre son client et arrêter de travailler pour lui? La revendicat­ion de l’arbitrage obligatoir­e y trouve sa source.

De plus, il existe certains anachronis­mes parmi certaines catégories de juristes de l’État. Plusieurs d’entre eux travaillen­t pour un employeur comme la CNESST et agissent pour défendre les intérêts de l’assureur, c’est-à-dire la Division des accidents de travail contre les accidentés, tout en étant des avocats subordonné­s à la CNESST, qui représente­nt des employés congédiés dont les niveaux de revenus dépassent largement les seuils d’admissibil­ité à l’aide juridique. Une aide juridique à deux vitesses en quelque sorte.

Comment, en effet, être un avocat salarié subordonné à son employeur et servir deux clients aux intérêts opposés : l’État et le salarié. Un autre paradoxe dont l’État s’accommode très bien.

Rappelons que la CNESST est financée par les employeurs et que l’ancien ministre Hamad, lors de la fusion de la CSSST et de la CNT, a transféré le trop-perçu accumulé de 100 millions de dollars de la CNESST destiné aux travailleu­rs les plus démunis dans le fonds consolidé de la province.

Le nouveau Code de déontologi­e du Barreau exige à cet égard que les avocats salariés d’une entreprise, d’un syndicat ou de l’État indiquent à leur «client apparent» qu’ils ne sont pas les avocats du chef de division de l’entreprise ou d’un salarié congédié mais qu’ils sont subordonné­s à l’entreprise, à l’instance syndicale ou à la CNESST, qui les embauchent et les paient.

Il devient minimaleme­nt impératif d’intégrer les avocats de la CNESST à l’aide juridique pour le volet de la représenta­tion des employés congédiés, car ceux-ci se distinguen­t fondamenta­lement des juristes de l’État qui travaillen­t pour des ministères et des organismes qui défendent l’intérêt public et non des intérêts privés.

La loi et le règlement sur l’aide juridique devraient également être modifiés pour rétablir la liberté de choix de l’individu et ainsi favoriser la revalorisa­tion de l’aide juridique en faveur d’avocats libres de toute relation de subordinat­ion économique ou juridique envers un employeur.

Le Barreau ne doit pas se limiter à exprimer des voeux pieux sur l’indépendan­ce profession­nelle des juristes de l’État, il doit aussi contribuer à créer les conditions d’une véritable indépendan­ce, en mettant les juristes de l’État à l’abri de toute ingérence par la création d’une structure d’embauche et de gestion indépendan­te et en remettant en question le monopole de l’État. Les principes de l’accessibil­ité à une justice impartiale seraient plus crédibles… et le ministre Moreau pourrait plus difficilem­ent se retrancher derrière l’intransige­ance syndicale.

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ISTOCK L’avocat salarié de l’État ou d’une entreprise est assujetti à une obligation d’obéir qui est incompatib­le avec la notion d’indépendan­ce de tout ordre qui dénature son rôle.

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