Le Devoir

Le temps perdu

- JEAN DION

Non mais est-ce qu’on peut prendre son temps, des fois, juste un peu? Ne pas être un feu roulant permanent qui incendie le monde de son ardeur à l’existence? Est-ce qu’on peut ne pas se faire le véhicule de rumeurs fondées sur rien en particulie­r en attendant la date limite des transactio­ns? En profiter pour se concocter tranquille­ment une camomille assaisonné­e de verveine et relire à tête reposée les oeuvres complètes de Teilhard de Chardin ?

Ou alors, regarder du tennis de table? Certes, le tennis de table ne se distingue pas par son côté apaisant étant donné la vélocité à laquelle la petite sphère se déplace, mais il peut arriver que le temps y soit suspendu. Prenez par exemple l’Omnium du Qatar, qui se déroule en ce moment même sans que vous vous en doutiez parce que votre bar de voisinage ne montre pas ça sur écran géant, préférant se concentrer sur Canadien question de vous faire sombrer dans la boisson davantage afin d’oublier que cette histoire s’en va dans toutes les directions sauf la bonne. Au premier tour de l’Omnium du Qatar jeudi, le Néerlandai­s Li Jie affrontait le Japonais Hitomi Sato.

Or à un moment donné, les deux se sont livré un échange de 766 coups. Parfaiteme­nt, madame : un échange de 10 minutes et 13 secondes clepsydre en main. Mettons qu’il ne fallait pas avoir de l’eau bouillante sur le rond du fond si on était désireux de ne rien manquer.

On aime donc ça quand ça traîne un peu en cette ère où si vous ne répondez pas à un texto avant votre prochain clignement d’yeux, on courrielle la morgue pour voir si vous n’auriez pas décidé d’y séjourner à titre posthume.

Mais Rob Manfred, lui, n’aime pas ça. Le commissair­e du baseball majeur s’est juré d’accélérer le rythme des matchs et d’en réduire la durée. Pourquoi? Je ne suis pas certain d’avoir tout compris, mais, essentiell­ement, il s’agirait de séduire une nouvelle génération d’amateurs potentiels, et on sait comment sont les jeunes, n’est-ce pas? Des paquets de nerfs qui carburent au déficit d’attention dès lors que tout n’arrive pas tout de suite.

Dans le temps, on nous apprenait pourtant dès le berceau que l’un des charmes inhérents de la balle consistait à ce qu’elle se situe hors du temps. Pas de dernière minute de jeu dans cette période, pas de gestion du cadran, pas de coup de corne de brume pour vous écorcher les écoutilles quand c’est fini. On va tâcher de faire trois retraits, Chose, et si ça prend deux heures, c’est bien de valeur, ça prendra deux heures, en attendant tu peux toujours t’essayer à faire l’exégèse des déclaratio­ns de Donald J. Trump et d’en tirer des enseigneme­nts heuristiqu­es.

Il semble donc qu’à compter de cette saison on n’aura plus à effectuer quatre tirs hors de la zone des prises quand on voudra accorder un but sur balles intentionn­el. On sait pourtant que toutes sortes de choses peuvent survenir pendant un but sur balles intentionn­el, mauvais lancer, vol de but, balle frappée même si le lanceur n’a pas l’intention suffisamme­nt ferme, mais dorénavant on escamotera tout ça. Ainsi, on pourra gagner 30 ou 45 secondes par-ci par-là. Il est assuré que l’amateur potentiel y verra une excellente raison de s’enticher du baseball pour le restant de ses jours.

Autre formule à l’étude, qui sera d’abord mise à l’essai dans des ligues mineures et qui relève de l’authentiqu­e sacrilège: en manches supplément­aires, amorcer chaque demi-manche avec un coureur au deuxième but. Pourquoi ne pas mettre les buts remplis, tant qu’à y être ? Comme ça, il y aurait beaucoup, beaucoup de points marqués et on pourrait aller beaucoup, beaucoup plus vite faire autre chose de bien plus intéressan­t que regarder du baseball. Repasser des débarbouil­lettes, par exemple, un classique qui ne se dément pas, plier des draps contour ou poser des châssis doubles.

Veuillez m’excuser, je dois aller gagner du temps. C’est précieux.

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