Dans les nuages de Talamanca
Lancée en ligne droite jusqu’au Panama, la haute cordillère abrite l’immensité sauvage du parc national La Amistad
C’est un endroit reculé où n’osent aller que les fous de la jungle et du silence. Tout au sud du Costa Rica, dressée entre les côtes pacifique et caribéenne, la cordillère de Talamanca abrite la réserve naturelle la plus grande et la plus vierge de l’Amérique centrale. Voyage en sommets nuageux, où de petits villages font de l’oeil à l’écotourisme.
Loin de la plage, loin des volcans, loin du plein soleil. Sommes-nous encore au Costa Rica? Pas de doute possible, car, comme ailleurs au pays de l’écotourisme, la paroi végétale se fait envahissante.
Un mur vivant, sonore, qui avale, kilomètre après kilomètre, les clochers d’église et les cantinas de coins des routes. Plus on s’enfonce vers le sud, sur la carretera interamericana, plus on sort de la scintillante vallée Centrale
pour se cogner à plus haut: la cordillère de Talamanca, la plus haute chaîne d’Amérique centrale.
Il faut une heure d’un rude chemin de terre et de cailloux pour franchir les 20 kilomètres entre Guácimo, petit carrefour des bus sur la route vers le Panama, et Altamira de Biolley. Peu d’étrangers viennent jusqu’ici, aussi loin en terres accidentées, et encore moins en novembre, quand l’hiver tropical laisse traîner son humidité nuageuse persistante.
Un petit écriteau statue: 1100 mètres d’altitude. Des pistes abruptes à la terre rougeâtre forment une croix en plein centre du village. Les immenses plantations d’ananas de Buenos Aires ont laissé place aux fincas (plantations) de café, la principale source de revenus des paysans locaux. À la pulpería, petit dépanneur, la télévision diffuse un match de foot. Rien ne bouge, comme si la blancheur du ciel forçait à l’immobilité.
Si on vient à Altamira, c’est surtout pour voir la réserve naturelle la plus vaste et la plus intouchée du pays: le Parque internacional La Amistad. Fondée en 1982, la zone protégée a été classée l’année suivante au patrimoine mondial de l’UNESCO. Ses quelque 4000kilomètres carrés sont répartis en parts presque égales de chaque côté de la frontière entre le Costa Rica et le Panama, d’où leur gestion binationale. De ce côté-ci, seules quatre stations haut perchées permettent d’y entrer.
N’est-ce pas le poète chilien Pablo Neruda qui parlait de la pluie comme d’un personnage? Dans la présence lourde de la jungle, difficile de ne pas penser aux premières pages de son autobiographie J’avoue que j’ai vécu,
dédiées à la forêt chilienne. «C’est de ces terres, de cette boue, de ce silence que je suis parti cheminer et chanter à travers le monde.»
Par l’un des rares matins de ciel dégagé au soleil éclatant, nous mettons le cap sur la station biologique d’Altamira, postée à l’entrée du parc. On la rejoint en deux kilomètres de montée raide au départ de la petite auberge de l’Asociación de productores La Amistad (Asoprola), point de chute des voyageurs dans le district. Nous sommes en petit comité, quatre personnes incluant le guide, pour une matinée d’exploration (quatre kilomètres) sur le sentier de la vallée du Silence, un endroit réputé spectaculaire enfoncé dans la forêt vierge.
Spectaculaire, et pas pour rien: il faut huit heures d’une marche soutenue à travers les sommets, qui culminent à 2700 mètres, pour franchir le trajet de 14 kilomètres — aller seulement. Il existe d’autres sentiers plus courts, mais rejoindre cette vallée reste pour les randonneurs le pinacle. Même les guides en parlent comme d’une rare occasion de trouver la paix, le vrai silence, dans un environnement pur.
Une fois passé le centre d’accueil, tenu par le ministère de l’Environnement et de l’Énergie, l’épaisseur de la forêt se referme sur nous. Plus un autre son que la nature, qui frémit dans un silence spongieux. Sous les pieds, le couvert végétal est épais. Il va sans dire qu’avec l’omniprésence de la brume, qui charrie une pluie fine et dissimule les arbres centenaires, l’humidité bat des records. Un petit mammifère vite disparu (était-ce un tapir?), des papillons, un toucan se laissent voir. Sur ce même sentier, glisse le guide, un touriste anglais a déjà rencontré un rare jaguar.
Il faut dire qu’ici, le territoire est à l’état sauvage dans son sens strict — ce que nous voyons n’est qu’une portion infinitésimale d’une extraordinaire variété. La Amistad est un royaume de microclimats et d’écosystèmes sertis dans des forêts tantôt humides, tantôt nuageuses, selon l’altitude. Les montagnes ont été portées par les glaciers, faune et flore
n’ont pour ainsi dire jamais été dérangées. D’où ce sentiment d’être livré à une plante carnivore qui tranquillement vous attire, vous digère.
N’est-ce pas le poète chilien Pablo Neruda qui parlait de la pluie comme d’un personnage? Dans la présence lourde de la jungle, difficile de ne pas penser aux premières pages de son autobiographie
J’avoue que j’ai vécu, dédiées à la forêt chilienne. « C’est de ces terres, de cette boue, de ce silence que je suis parti cheminer et chanter à travers le monde. »
De village en village
Dans l’ombre de La Amistad, de petits villages de producteurs de café comme Altamira,
El Carmen et San Isidro se mettent tranquillement à l’écotourisme — une source de revenus non négligeable étant donné l’imprévisibilité grandissante de la culture et du commerce du café. Quand les pluies sont fortes et soutenues, des tonnes de fruits se perdent. Quand les prix chutent, les producteurs s’arrachent les cheveux. Chaque fois une petite catastrophe.
Aller vers les villageois, c’est aussi rencontrer la beauté rude de Talamanca dans un verre grossissant. Des camions descendus des plantations haut perchées, le coffre rempli de fruits rouges au parfum fort — c’est la saison de la récolte (cosecha). Des jeunes disparus dans la fumée rose du couchant sur un terrain de fútbol encore humide. Des relents de riz cuit et de viande grillée perdus dans la macération végétale. Le grésillement des insectes, le goutte-à-goutte du crépuscule qui laisse présager une pluie nocturne. Et toujours les sommets du parc, ses filets de brume matin et soir où l’on s’accroche les yeux.
Dans Biolley, cette nature proche, grande maîtresse des lieux, est un moteur à idées. À San Isidro, un technicien en biologie soucieux de préserver la biodiversité locale vient d’ouvrir le Mariposario, une grande serre-laboratoire où vivent et se reproduisent quelque 500 papillons de 15 espèces. À Altamira, près de l’entrée du parc, le jardin Coffea Diversa cultive de manière artisanale quelque 200 espèces de café grâce au microclimat dû à la présence de la forêt.
Et à quelques minutes de là, deux soeurs ont lancé des promenades à cheval autour d’Altamira et de Colorado, en contrebas. Elles s’arrêtent souvent, sur leur chemin, à la Heladería Biolley, une crèmerie artisanale. Selon elles, les initiatives doivent s’aider, collaborer pour assurer le développement du district.
Pancho l’artiste
Ceux qui passent dans le coin finissent par entendre parler d’un drôle de personnage : Francisco Quesada, dit « Pancho ». Retranché depuis dix ans sur un flanc de la montagne dans une maison de toile et de bois où il accueille volontiers les voyageurs, l’artiste a conçu plusieurs des infrastructures de Biolley avec des matières naturelles ou recyclées — bouteilles, pneus, graines végétales.
Il y a quelques années, il a illustré un ouvrage sur la flore nationale qu’il nous sort d’une étagère poussiéreuse. C’est chez lui que s’approvisionnent les femmes d’Artesanas del Bosque, un collectif qui vend ses créations et bijoux dans une nouvelle salle commune d’Altamira. Sorti sur sa galerie, Pancho nous montre, même s’il y a des nuages, la vue depuis son antre. On comprend qu’il n’en bougera pas.
Richesse biologique
Quand on sort de la jungle et qu’on prend la route nationale en direction est, vers le Panama, il faut environ une heure pour arriver à San Vito. Ce petit chef-lieu rural, fondé par des immigrants italiens, tient en trois montées abruptes environnées de collines. Du fait de la proximité d’une réserve indigène Guaymí (ou Ngöbe), l’une des nombreuses populations autochtones qu’abrite la cordillère de Talamanca, on y croise des femmes vêtues de robes aux couleurs éclatantes.
Mais le trésor caché de San Vito est à six kilomètres de la ville. Fondé par deux botanistes américains, le Wilson Botanical Garden, maintenant intégré à la station biologique Las Cruces, sert de laboratoire tropical à des chercheurs de six pays, dont le Costa Rica. Des cabines bien en retrait, presque fondues dans la nature, accueillent des visiteurs. Il faut se perdre, seul ou accompagné d’un guide, dans les jardins thématiques — bambous, palmiers, bananiers, gingembres. Il y a là un rare échantillon de la biodiversité du pays, élégamment laissé à son désordre.
Au fond du jardin, une tour d’observation de 15 mètres permet de traverser chaque couche de la canopée. Le vent, tout en haut, s’est substitué à la pluie. Si le temps était clair, on pourrait distinguer le plus haut sommet du Costa Rica, le cerró Chirripó (3820mètres). Mais, pour l’heure, que des nuages voyageurs, effilochés, panorama millénaire de Talamanca.
Ainsi posté au-dessus de la jungle, impossible de ne pas penser qu’une telle diversité aurait très bien pu disparaître au XXe siècle sans quelques dévoués, sans la création d’aires protégées, sans collaboration entre l’État et les populations locales. Il en reste encore à faire, la lutte écologique n’est pas finie, mais en attendant, ce qu’on regarde, c’est l’étendue d’un miracle.