Le Devoir

Le déclin, de corps et d’esprit ralliés

Patrice Dubois et Alain Farah transplant­ent l’univers grinçant de Denys Arcand sur scène en 2017

- MANON DUMAIS

«Va falloir que tu te mouilles!» a lancé Olivier Kemeid, au cours d’un match de tennis à Outremont, à Patrice Dubois après que ce dernier lui eut annoncé son envie d’adapter

Le déclin de l’empire américain de Denys Arcand. Ces mots en tête, Dubois s’est tourné vers Alain Farah, auteur et professeur agrégé de l’Université

McGill. «Alain m’a emmené du côté des universita­ires, de cette parole-là qui est suspendue au-dessus de nous.» «Quand Patrice m’a proposé Le déclin, ça m’a pris trente secondes pour accepter ! se rappelle Farah. C’est tellement aristotéli­cien! Le problème un peu technique qu’on avait, c’est qu’il y a plus de 80 scènes chez Arcand. Dans la première partie du film, ce sont des scènes assez courtes, en montage parallèle; ensuite, c’est le souper. Comme on voulait instaurer la durée, on a ramassé le tout en une trentaine de scènes. »

À l’instar du film d’Arcand, sorti en 1986, on retrouve, d’un côté, les hommes préparant un tajine d’agneau (exit le coulibiac!) dans un chalet cossu et, de l’autre, les femmes faisant de l’activité physique. De quoi parle-t-on? De sexe, voyons! «J’ai voulu inscrire la mise en scène dans le corps, puisqu’il n’est question que de ça, d’allier le corps et l’esprit. Soit on est dans les soubasseme­nts de nos désirs les plus bas, soit on s’élève en parlant de Marx ou en faisant du yoga. On a donc ce grand plateau nu qui nous oblige à l’occuper. On retrouve les hommes, les femmes, puis les hommes, les femmes… C’est schématiqu­e, mais c’est ce qui les anime, ce qui anime leur discours, les prépare à aller vers l’autre, à s’accoupler », explique Dubois.

Des baby-boomers à la génération X

S’ils ont respecté la structure du scénario d’Arcand, Alain Farah et Patrice Dubois ne se sont pas contentés de faire revivre les personnage­s mythiques sur scène. Campé au printemps 2017, ce Déclin de l’empire américain, qui n’a jamais si bien porté son titre depuis l’élection de Donald Trump, met en scène, non plus des baby-boomers, mais la génération sacrifiée.

Alors que Rémy et Louise (Rémy Girard et Dorothée Berryman) recevaient leurs amis dans leur chalet, Patrice (Dubois), directeur de l’École nationale d’art dramatique, et Catherine (Évelyne Gélinas), mère au foyer formée en chant lyrique, reçoivent au chalet du père de Patrice. Malgré cela, ces jeunes quadragéna­ires s’éloignent peu de leurs origines cinématogr­aphiques. « On a décidé de garder les valeurs familiales, exposées à travers Patrice et Catherine, mariés depuis des années, parce que ça fait encore partie de la vie. Arcand a dit que les X allaient revenir aux valeurs que les baby-boomers avaient rejetées. C’est exactement ce qui se passe, souvent dans un mode capitalist­e, individual­iste; on recrée des nids dans des grosses cabanes excentrées des grandes villes», avance Patrice Dubois.

Parmi les amis du couple se trouve Claude Groulx (Dany Boudreault), célibatair­e homosexuel, qui a connu la gloire très jeune avec sa série de photos des décombres du World Trade Center, intitulée Le déclin, dans laquelle sa génération se reconnaît.

«Après le 11 septembre 2001, le mot “cocooning” est apparu dans nos vies, poursuit le metteur en scène. On le voit bien avec notre rapport aux écrans. Avant, on souhaitait avoir les plus grands écrans possible afin de se retrouver ensemble; aujourd’hui, on se replie sur soimême devant son écran de téléphone. Le modèle correspond à celui d’avoir une famille, de s’ancrer dans une communauté, mais on dirait que c’est le revers qui nous arrive. Même la communauté est décriée de nos jours. Les choses bougent, prennent différente­s figures, mais, dans le fond, elles ne bougent pas tant que ça. »

D’où l’hypothèse de départ des deux auteurs : « On s’est dit qu’on allait assumer que plus ça change, plus c’est pareil. Il y a 18 mois, quand on a commencé à travailler, le rapport à la femme posait problème. Nos premiers lecteurs nous disaient que ce n’était plus de même. Et là sont apparus #AgressionN­onDénoncée, puis Trump avec son “grab them by the pussy”. C’est le retour du refoulé. Il y a une morale qui fait qu’on ne peut plus le dire publiqueme­nt, mais dans Le déclin, les personnage­s ne sont pas dans un espace public», fait remarquer Alain Farah.

Arcand a dit que les X allaient revenir aux valeurs que les baby-boomers avaient rejetées. C’est exactement ce qui se passe. Patrice Dubois

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? «On met en scène des personnage­s blessés, dominés, dominants, racistes, sexistes, mais on ne fait pas un portrait de notre génération. C’est du théâtre et non du documentai­re », conclut Patrice Dubois.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR «On met en scène des personnage­s blessés, dominés, dominants, racistes, sexistes, mais on ne fait pas un portrait de notre génération. C’est du théâtre et non du documentai­re », conclut Patrice Dubois.

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