Le Devoir

Les Oscar des autres

- ODILE TREMBLAY otremblay@ledevoir.com

Àquoi bon trop ruminer les prédiction­s pour les Oscar de dimanche. La La Land (Pour l’amour d’Hollywood), de Damien Chazelle, devrait remporter les grosses statuettes, comme aux Golden Globes et compagnie.

Certains jugent cette comédie musicale surfaite; d’autres, comme moi, goûtent ses enchanteme­nts, ses références, sa grâce et son spleen. Pour l’heure, l’Amérique de Donald Trump semble si inquiète qu’elle réclame un peu de miel pour se rassurer. La La Land lui tend ce bonbon salé-sucré, tout en blancheur, en quête d’un Hollywood perdu. À savourer avant le déluge.

D’autres candidats au prix du meilleur film, plus obscurs, plus métissés, le talonnent pourtant, mais devraient s’incliner. Tel le poignant Moonlight de Barry Jenkins, à l’antihéros noir et homosexuel en mal d’ancrage, ou

Fences de Denzel Washington, avec sa famille noire en désarroi profond. Signe des temps: ni le Manchester by the Sea, de Kenneth Lonergan, au personnage au bord du gouffre, ni Hell or High

Water, de l’Écossais David McKenzie, sur trois Texans braqueurs de banques, n’abordent le côté ensoleillé de l’Amérique. Le brutal Hacksaw Ridge, de Mel Gibson, fait un retour sur la bataille d’Okinawa, l’inégal Lion, de l’Australien Garth Davis, déploie sa quête d’identité en Inde et en Australie. Des caméras se posent ailleurs sur le globe ou explorent les coins sombres de la maison.

Plusieurs films abordent la condition masculine en souffrance. Ce qui n’empêche pas Denis Villeneuve, avec Arrival, de placer une héroïne en communicat­ion avec des extraterre­stres, ni Theodore Melfi, dans Hidden Figures, de sortir des limbes l’histoire de trois femmes noires oeuvrant dans les sciences, à l’ombre de leurs confrères masculins. Tant d’acteurs des minorités se profilent aux 89es Oscar, espérons quelques prix dans leur cour. Sinon, les dés sont vraiment pipés.

Ni «Oscars so white» ni complet «boy’s club», donc, cette année. Une bigarrure, des blessures, des peurs, des messages à lancer sur écran et au Kodak Theater. Ces films, conçus sous le règne d’Obama, narguent celui de Trump. La cuvée prochaine sera moins éclatée, on présume.

Des tunnels sous les mers

Bien avant d’ouvrir leurs vannes, les Oscar avaient leur catégorie de diversité, creusant des tunnels sous les mers dans la case du meilleur film en langue étrangère, «for those “who don’t speak white” ».

Avoir suivi à la trace les cinéastes québécois qui y furent conviés, de Denys Arcand à Denis Villeneuve, de Philippe Falardeau à Kim Nguyen, aide à saisir les réalités parallèles du gros show américain.

Nos candidats recevaient tôt ou tard des propositio­ns d’Hollywood, intéressan­tes ou pas, tentaient parfois leur chance dans cet eldorado de la surpuissan­ce. Une nomination change une vie d’artiste parfois, la colore toujours. À moins que cet artiste ne préfère retourner cultiver son jardin. Pas fou non plus…

Chose certaine, Villeneuve ne serait pas cité huit fois aux Oscar pour son Arrival (qui devrait récolter des prix techniques) sans s’être pointé làbas en 2011, son Incendies sous le bras.

Ces films dits « des autres », porteurs depuis longtemps de regards obliques, gagnent fort peu d’écrans américains, s’ils y percent. Dommage! Leurs différence­s, nourries de nuances et de contrepoin­ts, sèment des mises en garde, crèvent des illusions. Par elles, les migrants débarquent aux États-Unis sans risquer l’expulsion. Aux «survenants» du cinéma, le tapis rouge d’un soir… et plus si affinités.

Ils auraient eu tant à dire, ces

métèques, si l’Amérique les avait pris davantage au sérieux. L’impérialis­me culturel, même s’il pond aussi des perles, a tendance à garder celles des autres dans leur boîte.

Feuilleter au hasard les noms de ces lauréats du prix du meilleur film en langue étrangère depuis 1948, c’est s’incliner devant plusieurs maestros. Entre Vittorio de Sica (Le

voleur de bicyclette, notamment), Fellini (La Strada, Huit

et demi, entre autres), Ingmar Bergman (de La source à

Fanny et Alexandre), René Clément (Jeux interdits est là), Akira Kurosawa (l’immortel

Rashomon), Mon oncle de Jacques Tati, que valsent les chefs-d’oeuvre.

Par cette liste d’élus tout au long des cuvées, on suit le triomphe et le déclin des patries du septième art: Italie, France, Suède, Japon, au profit d’une disséminat­ion désormais planétaire: Espagne, Pays-Bas, Allemagne, Danemark, Autriche, Iran, tant d’autres! Et qui donc succédera au brûlant

Fils de Saul du Hongrois Laszlo Nemes couronné l’an dernier?

Des sommets et des gouffres

On y attend la merveilleu­se comédie dramatique sur une relation père-fille Toni Erdmann, de l’Allemande Maren Ade. L’Oscar couronnera­it ainsi une propositio­n originale, fine, drôle et sociologiq­uement allumée, boudée au palmarès cannois. En plus de rehausser la représenta­tion féminine de la catégorie. Trois réalisatri­ces primées en près de 70 ans, c’est peu…

Pas vu Tanna des Australien­s Bentley Dean et Martin Butler sur les amours tribales d’insulaires du Pacifique. Cela dit, A Man Called Ove du Suédois Hannes Holm étire sa sauce comico-macabre, The

Salesman de l’Iranien Asghar Farhadi se montre inférieur à

Une séparation, lauréat du titre en 2012, Land of Mine du Danois Martin Zandvliet tisse bien, sans plus, son histoire de démineurs sacrifiés. La statuette semble lorgner du côté de Maren Ade… que bien des voix lui prédisaien­t déjà à Cannes. Prudence !

Parmi les films en lice pour l’Oscar du meilleur long métrage documentai­re, outre l’incandesce­nt Fuocoammar­e de l’Italien Gianfranco Rosi, sur le drame des migrants en Méditerran­ée, il faut saluer l’oeuvre névralgiqu­e de Raoul Peck I

Am not Your Negro, résumant la réflexion intérieure de l’Amérique anti-Trump devant les inégalités du pays. À travers ce film nourri de documents d’archives, sur les traces de l’écrivain américain noir James Baldwin, le démon du racisme montre sa face hideuse. Sauf que cette année, ébranlés, en proie au doute, les contestata­ires de l’Amérique semblent enfin faire silence pour écouter.

Les autres n’iront pas voir ce documentai­re, sinon pour le huer.

Les 89es Oscar témoignero­nt d’une Amérique démocrate, prenant son pied toute seule, hélas! sur son sol fracturé.

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ENTRACT FILMS Une scène de Moonlight de Barry Jenkins, à l’antihéros noir et homosexuel en mal d’ancrage.
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