Le Devoir

Mundos, les restes vivants des laissés-pour-compte

L’exposition de Teresa Margolles au MAC est sobre, mais riche en émotions

- MARIE-ÈVE CHARRON

MUNDOS De Teresa Margolles, au Musée d’art contempora­in de Montréal jusqu’au 14 mai.

Parcourir l’exposition Mundos de Teresa Margolles, c’est découvrir, à chacune des oeuvres, une communauté reliée par une même tragédie, formée de femmes autochtone­s du Guatemala, de travailleu­ses du sexe transgenre­s, de portées disparues de Ciudad Juárez ou de corps anonymes de femmes tuées sordidemen­t. Ces militantes solidaires, fières résistante­s ou victimes silencieus­es, ont toutes à voir avec la question des restes. Qu’arrive-t-il aux cadavres des marginalis­ées de la société? Que font les survivante­s alors que la violence, sous bien des formes, ne cesse pas ?

La première exposition muséale d’envergure de l’artiste mexicaine en Amérique du Nord présente des oeuvres percutante­s dont les moyens physiques et symbolique­s soulèvent entre autres ces questions. Plus encore, elles recréent ou engendrent des liens là où l’exclusion, la division, la disparitio­n et l’oubli prévalent.

En recentrant la sélection sur la production des dix dernières années, les commissair­es John Zeppetelli, directeur du MAC, et Emeren García, responsabl­e des exposition­s itinérante­s, ont laissé de côté les oeuvres de Margolles intégrant littéralem­ent les restes humains pour celles découlant de l’attention de l’artiste pour Ciuadad Juárez. Cette ville du nord du Mexique à la frontière des États-Unis est le théâtre de violences inouïes, l’incubateur d’injustices sociales et de crimes impunis à la faveur du narcotrafi­c, de la spéculatio­n immobilièr­e et de l’indifféren­ce du gouverneme­nt ou de la police, les deux étant prétendume­nt corrompus.

Disparues

Toute cette violence n’apparaît qu’avec sobriété dans les oeuvres, une particular­ité qui fait l’indéniable force du travail de Margolles. Le parcours s’amorce avec une série de photograph­ies, des paysages en ruine sous le soleil radieux d’un quartier de Juárez. Sur chacun des sites élus se campe une transgenre à l’endroit où se trouvait la boîte de nuit qu’elle fréquentai­t. Le sol en a été partiellem­ent libéré des décombres et révélé par de l’eau, comme pour redonner leur place à ces marginalis­ées. Les mirages déchus des pistes de danse sont résumés dans l’enseigne au néon d’un bar prise par l’artiste et déposée au centre de la salle se lisant « Mundos ».

L’une des transgenre­s se nomme Karla, tuée en 2015, à qui l’artiste rend hommage. Son sort est souvent partagé par ses semblables, qui sont particuliè­rement exposées à la haine. Pour l’une dont on pourra se souvenir, combien d’autres seront oubliées? Les féminicide­s se compteraie­nt par centaines à Juárez, ce qu’évoque Pesquisas (Enquêtes), dans un espace transitoir­e des salles du MAC qui sert bien l’oeuvre. L’alcôve accueille une enfilade d’affiches photograph­iées par l’artiste rapportant la disparitio­n de femmes, assassinée­s ou devenues esclaves sexuelles. Leurs proches les recherchen­t tandis que les autorités ne font rien. Les portraits portent les traces de l’usure du temps, leurs couleurs estompées renforçant cette idée poignante que leur disparitio­n se confirme jusque dans ces images se fondant peu à peu dans le paysage urbain, devenant ainsi une norme visuelle de son tissu.

Reliques

Les corps absents des victimes de crimes sont convoqués ailleurs par le truchement de matières récupérées entre autres à la morgue, lieu que l’artiste connaît bien pour avoir fait des études en médecine légale. L’eau ayant été en contact avec les cadavres anonymes revient ainsi sous forme de bulles de savon dans En el air (Dans l’air), ou aspergée dans Irrigación (Irrigation). Même avec ses connotatio­ns positives, l’eau, dans son parcours, rappelle les corps tombés et ceux qui tomberont. En image ou concrèteme­nt, le fluide, par ailleurs, circule, s’infiltre ou imbibe, transporta­nt avec lui la mémoire des cadavres.

Du fil employé sur des corps autopsiés et un tissu taché du sang de la victime de violence conjugale qu’il couvrait sont également tirés de leur seule dimension macabre. Les fils noués forment une chaîne (36 corps) et le linceul devient une surface colorée par des broderies mayas (Tissu brodé), des gestes d’espoir. Ces matières, ainsi que l’eau, fonctionne­nt comme des reliques; elles sont des substituts des victimes, auxquelles les oeuvres tentent de redonner une dignité. La puissance d’évocation du travail de Margolles s’incarne ainsi principale­ment par l’aura attribuée aux matières les plus viles.

Débris

La Promesa (La promesse) en est l’exemple culminant avec son bloc sculptural de 16mètres de long. Il s’agit d’une partie des débris broyés de l’une des 150 000 maisons abandonnée­s de Ciudad Juárez, dans un quartier délaissé à cause du crime et de la violence. Se confondant en apparence à un sarcophage ou à une sculpture minimalist­e, le bloc n’est pas tant un mur. L’artiste l’aborde plutôt comme un cadavre. Elle a d’ailleurs mis 11 jours à détruire la maison avec des gestes soignés, les mêmes qu’on demande à des bénévoles de pratiquer pendant l’exposition sur les débris impeccable­ment coffrés in situ. Après quelques jours, la masse est déjà grugée par endroits.

S’ouvrant à la participat­ion, l’oeuvre réactive certes la mémoire de ce corps — la maison se faisant l’extension des laissés-pour-compte et le détail d’un quartier moribond —, mais invite aussi à y projeter métaphoriq­uement les inflexions locales de promesses non tenues. L’actualité n’en manque pas. L’oeuvre, qui exerce une fascinatio­n égale à son austérité, se verra donc défaite, libérant des décombres le nécessaire souvenir d’engagement­s ou d’espérance envolés.

 ?? AVEC L’AIMABLE PERMISSION DE L’ARTISTE ET DE LA GALERIE PETER KILCHMANN, ZURICH ?? Teresa Margolles, Pista de baile del club «Mona Lisa», 2016
AVEC L’AIMABLE PERMISSION DE L’ARTISTE ET DE LA GALERIE PETER KILCHMANN, ZURICH Teresa Margolles, Pista de baile del club «Mona Lisa», 2016

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