Les coquins à cravatte démasqués par Serge Truffaut
Serge Truffaut autopsie un « capitalisme stalinien » et ses conséquences délétères
Le 9 novembre 2016 au matin. Les démocrates se réveillent avec une gueule de bois à la suite de l’élection de Donald Trump. Les investisseurs, eux, attendent impatiemment l’ouverture des marchés. Comment les principaux indices boursiers réagiront-ils à l’élection du magnat de l’immobilier, ex-vedette de téléréalité? Quelques heures suffiront avant qu’ils soient aspirés vers le haut. Trois mois plus tard, le Dow Jones, le Nasdaq et le S&P 500 continuent, jour après jour, à atteindre des sommets historiques.
Surprenant? Non. Le 45e président américain envisage de déréglementer les secteurs financier et bancaire. Et justement, ce sont ces fils invisibles qui relient pouvoir politique et puissances financières qui intéressent le journaliste Serge Truffaut, ex-éditorialiste au Devoir, dans son essai Anatomie d’un désastre. La crise financière de Reagan à Trump.
Le constat du journaliste est tranchant: nous évoluons dans un «capitalisme stalinien», soit un système financier déshumanisant, violent pour les laissés-pour-compte. Un système où règne le « deux poids, deux mesures»: «Le trafiquant de drogue? Je l’envoie derrière les barreaux. Le trafiquant de malversations financières? Je le récompense en lui accordant toujours plus d’avantages fiscaux. »
Avec l’élection de Trump, Truffaut estime que le pire reste à venir. Rapide coup d’oeil à l’entourage du nouveau président: « [Stephen] Bannon, l’ex de Goldman Sachs, est conseiller principal et stratège en chef de Trump. De cette banque qui a été avec d’autres au coeur du désastre financier de 2008, Trump a aussi choisi Steven Mnuchin pour être secrétaire au Trésor ainsi que Gary Cohn, numéro deux de Goldman Sachs jusqu’à tout récemment, au poste de patron du très influent National Economic Council. »
La critique de Serge Truffaut est sévère. Elle est surtout documentée et éclairante. L’élection de Donald Trump y est présentée comme l’aboutissement d’une démolition d’un système réglementaire hérité du New Deal de Roosevelt.
Pour faire le récit de ce démantèlement, le journaliste remonte aux origines de la pensée néolibérale et libertarienne: Friedrich Hayek, Ayn Rand, Milton Friedman. Il poursuit en décortiquant les initiatives qu’elle a inspirées à des gouvernements au cours des années 1970 et 1980, s’attardant particulièrement aux initiatives du «triumvirat» Margaret Thatcher, Ronald Reagan et… Brian Mulroney.
Au Canada, rappelle-t-il avec justesse, Brian Mulroney a jeté les bases en 1986 du décloisonnement (terme que déteste Truffaut!) des quatre piliers de la finance canadienne: assurance, banques, fiducies, valeurs mobilières. «En moins de dix ans, les banques canadiennes ont fait main basse sur l’ensemble, ou presque, des activités financières. En moins d’une décennie, on a assisté à une concentration du capital jamais vue en Amérique du Nord jusque-là. » La particularité de l’ouvrage — et son intérêt — réside dans le fait qu’il démontre clairement, dans un langage accessible aux néophytes de la finance, l’emballement d’un système financier mondial lorsqu’on le déréglemente.
Comment des acteurs financiers ont-ils profité du laxisme réglementaire? Comment ont-ils complexifié les produits financiers au point de les rendre à ce point toxiques et incompréhensibles que même les banquiers centraux ne pouvaient les comprendre? Mais surtout, qui sont les cerveaux derrière ces mutations qui aboutirent à la crise financière de 2008?
La nouvelle jungle financière
Le lecteur passe ainsi des coulisses des grandes banques d’investissement que sont Goldman Sachs et JP Morgan à l’univers trop peu médiatisé de la finance de l’ombre (shadow banking). Ce phénomène légal, non réglementé, gravite à l’extérieur du système bancaire traditionnel et «représente 30% du système financier mondial ».
Bienvenue également au royaume des quants, ces analystes quantitatifs qui créent des algorithmes permettant d’optimiser la spéculation boursière. Ces surdoués de l’informatique et des mathématiques forment « une secte qui se distingue des autres sphères d’activités économiques par le culte du très court terme».
Truffaut fait bien de nous rappeler ses effets dévastateurs: le détenteur moyen ne conserverait une action que l’instant de 10 secondes, comparativement à quatre ans au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.
Et la crise financière de 2008? Outre la douche froide sur l’économie réelle, il s’agit surtout d’une occasion ratée par les autorités, qui n’ont pas su baliser adéquatement les activités financières, estime avec raison le journaliste. Certes, le gouvernement américain accoucha en 2010 de la loi Dodd-Frank, dont le but est de protéger davantage les consommateurs et dassurer plus de transparence de la part des banques. Mais déjà, quelques semaines seulement après son entrée en fonction, Donald Trump a commencé à en écrire l’épitaphe. Retour à la case départ!