Les amours décomposées de Lorrie Moore
Entre humour et mélancolie, la nouvelliste pose son regard doux-amer sur le couple
«Le mariage est une seule et longue conversation entrecoupée de disputes», a écrit quelque part Robert Louis Stevenson. L’idée pourrait être romantique si l’un des personnages de l’Américaine Lorrie Moore n’ajoutait pas tout de suite que l’auteur de L’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde était mort à 42 ans sans savoir à quel point, peutêtre, la «conversation» pouvait durer, s’enliser, se tarir.
Avec cette espèce de don de seconde vue propre aux écorchés, l’écrivaine née en 1957 pose une fois encore un oeil doux-amer sur l’amour, le couple et la misère affective de ses contemporains. Après Des histoires pour rien, Déroutes ou Vies cruelles, Merci pour l’invitation renferme cette fois huit histoires à la limite de la satire et du drame, mille manières de prendre le pouls d’une société où les relations humaines obéissent à des rites étranges.
Visitée par le fantôme d’une amie récemment décédée d’un cancer, une narratrice s’interroge sur le destin des célibataires hétérosexuelles dans une petite ville universitaire: la solitude et l’alcool. « En refusant la vie de nos mères, nous nous retrouvions dans l’obligation de chercher des éclairs d’amour là où, justement, il n’y en avait pas : dans le gin, les hommes, la fac, nos propres mères, en l’une l’autre. »
Dans ce qui ressemble à un long dialogue de sourds, un homme récemment divorcé fait des pieds et des mains pour rester dans les bonnes grâces de la femme qu’il fréquente et de son fils adolescent. Plus loin, après 20 ans d’un «crépuscule conjugal angoissant », un couple au bord de l’implosion se donne une dernière chance: «Tel un cadavre, même paré d’un magnifique costume, après sa mort un mariage devient méconnaissable.»
Ailleurs, deux musiciens à la quarantaine un peu misérable survivent d’une combine à l’autre. Si pour lui tout est pour le mieux, elle ne semble pas comprendre par quels tours et détours de la vie ils ont pu «échouer» ensemble, soudés l’un à l’autre par une drôle de colle visqueuse nommée « attachement ».
Dans une autre nouvelle, au cours d’une soirée-bénéfice organisée à Georgetown pour une petite revue d’histoire, l’auteur d’une biographie de George Washington se retrouve, marchant sur un fil, assis à côté d’une ravissante mais bornée lobbyiste à l’allégeance républicaine.
Et quand une jeune mère célibataire se penche sur le gâchis désertique de sa propre vie sentimentale, essayez de ne pas cligner des yeux: « Même quand on l’oubliait, la solitude, ça revenait vite. C’était comme le vélo. On vous enseignait ça avec un fusil sur la tempe. Mais là, le fusil, c’était vous qui le pointiez. La solitude, c’était l’air dans vos pneus, le vent dans vos cheveux. Inutile d’écarter les bras pour la saisir. D’ailleurs, si on écartait les bras, on tombait de vélo.»
Sans jamais faire d’étincelles, carburant doucement à l’éternel malentendu entre hommes et femmes, ses personnages semblent tous hantés par la même insoutenable terreur de vieillir seuls, entre la mélancolie et l’humour.
Des phrases acérées, un regard impitoyable, nulle trace de consolation, autant de raisons qui font aujourd’hui de Lorrie Moore, et avec raison, l’une des meilleures nouvellistes américaines.