Un père, un fils et le sens propre du récit
Dans cet hiver littéraire, Didier et Julien Decoin marchent côte à côte sur des chemins très différents
De l’eau et une noyade pour une étrange coïncidence. Dans cet hiver littéraire qui poursuit le dévoilement de quelques pépites, le nouveau roman de Didier Decoin, Le bureau des jardins et des étangs (Stock), et le deuxième roman de son fils, Julien Decoin, Soudain le large (Seuil), puisent à la même source: un corps sorti de l’eau, point de départ de leurs récits respectifs.
Tel père, tel fils ? Le rapport à l’eau et à la mort, tout comme la concordance de l’amorce est frappante, mais les similitudes s’arrêtent finalement là dans ces deux oeuvres à la trame narrative qui témoignent non pas d’une certaine filiation, mais surtout de profondes différences, sans doute générationnelles, dans l’art de saisir le sens d’un récit.
Ensemble, sur des chemins différents. Decoin père, 70 ans passés, plonge le classicisme de sa plume dans le Japon du Moyen Âge, vers la fin de l’époque de Heian, en suivant le destin de Miyuki, veuve d’un éleveur de poisson qui pour sauver son village va devoir prendre la relève de son défunt mari et transporter sur des centaines de kilomètres des carpes ornementales jusqu’aux bassins du temple de la ville impériale. Decoin fils, 32 ans, après une première apparition réussie en 2014 sur la scène romanesque avec Un truc sauvage, laisse la jeunesse de son style tracer les contours d’une romance intrigante entre deux âmes perdues, sur la mer. Le huis clos maritime se joue entre Charles et Catherine, femme mystérieuse qu’il a sauvée de la noyade en pleine nuit dans le port de Cherbourg.
L’écriture pragmatique du fils a le dynamisme de son temps. Elle relate cette rencontre par le journal de bord tenue par Charles entre le port français et les îles anglo-normandes d’Alderney où les deux amants vont se rapprocher et confronter leur part d’ombre. Les corps à corps ont la poésie de l’évocation dans la retenue. Les repas se font aux baked beans à l’anglaise arrosées de meursault. Entre amour et aventure, Julien Decoin assemble une introspection délicate qui laisse la complexité des sentiments et des identités confronter les solitudes.
Avec des phrases plus longues, un style plus soutenu, Decoin père expose, lui, une nouvelle fois, son obsession du détail et de la précision dans cette marche à obstacles d’une femme vers son destin. Minutieux, l’auteur du Dictionnaire amoureux des faits divers (Plon) arpente la campagne japonaise du XIIe siècle comme s’il l’avait vécue, en évoquant ses odeurs tout comme la cruauté de ses rituels dans une rigueur maladive qu’on lui reconnaît bien. L’humanité s’y dévoile dans l’aigreur d’une tonalité olfactive sur le cou d’une femme, dans la senteur d’urine incrustée dans la fibre d’un õguchi, ce large pantalon, ou la douceur de la menthe poivrée qui croise celle de la racine d’iris sur le chemin du Heiankyõ. À destination, Miyuki se heurtera à l’implacable de l’administration et le lecteur découvrira une critique fine de la fonction publique, ses possibles corruptions et l’art de la subversion.
Les deux romans sont aux antipodes, mais se rejoignent sur un point: la passion
Les deux romans sont aux antipodes, mais se rejoignent sur un point : la passion. Celle de Didier Decoin pour un Japon qui n’existe plus, mais que le romancier fait revivre ici par la beauté de ces mythes, comme celle des kiyûbi no kitsune, ces renards capables «de prendre apparence humaine», de préférence «celle d’une femme jeune et séduisante », et par l’étrangeté quelques rites sociaux. Le mariage par intrusion dans la demeure de la femme convoitée en fait partie.
Par sa forme, ses phrases, ses descriptions, l’ensemble du roman de Decoin père a cette tonalité qui par moments semble chercher à rendre hommage à ces dames de cour de ce Japon lointain qui ont posé sur le washi — papier japonais — les bases du roman en s’inventant des récits d’aventures et des histoires d’amour pour rompre avec l’ennui. Alors que Julien Decoin, en laissant les vagues d’étrave, en hissant le génois, en affrontant la menace des grains pour atteindre ces raz honorés «d’une collerette écumeuse », laisse sa passion pour la mer et le monde de la voile définir le décor de son récit, récit qu’il dédie d’ailleurs à son père, «sa mer et ses mots », comme un bon fils.