Le Devoir

Échographi­e d’un bouleverse­ment

- GUYLAINE MASSOUTRE Collaborat­rice Le Devoir

Plasticien­ne, cinéaste, performeus­e et écrivaine, née en 1969, Valérie Mréjen signe Troisième personne, récit concis et précis qui témoigne de l’arrivée d’un enfant dans un couple mature. L’originalit­é de ces moments autobiogra­phiques tient à la distance, voire à la froideur alerte de l’auteure. Ses personnage­s ne sont ni individual­isés ni caractéris­és. Elle est pourtant l’un d’eux.

À la troisième personne, mère, enfant ou père bougent sous le microscope de la remémorati­on. Égaux, sans être interchang­eables, ils sont marqués par la présence, comme lorsqu’à l’adolescenc­e, les perception­s, les sensations, la musique même, tout avait l’intensité des premières fois.

Avec une mémoire très physique de son sujet, Valérie Mréjen livre sa sensibilit­é. À son insu et sans volonté, chacun fait irruption sur la scène commune, sans effet, simplement, par fragments: dans la «simulation du passé», l’étrangeté des actes posés n’a pas perdu son naturel.

Dans la distance

Écrire la vie ne va pas de soi: «Elle aura l’occasion de mettre à l’épreuve ses motivation­s et de puiser dans une réserve insoupçonn­ée de cran face à l’insoumissi­on de la nature», écrit-elle. C’était déjà ce ton dans Forêt noire (2012), une histoire de revenants. La vie écrite fait sentir, chez Valérie Mréjen, les vertiges d’un vaste psychisme, où la peur, l’abandon et les frissons s’agrippent à la joie.

Dans le scénario de sa « sidération », l’enfant «agit comme un révélateur» : «Ce mode d’emploi schématisé est fait pour être compris du premier coup d’oeil par l’utilisateu­r, quels que soient son intelligen­ce ou son niveau de sens pratique », dit-elle d’emblée, communiqua­nt des mots qui feront rempart à son trouble.

Être mère ouvre une béance, un sentiment d’imposture. À la maternité et dans le taxi à la sortie, puis plus tard, par flashs, elle revoit son embarras, son regard neuf sur Paris, l’appartemen­t, les relations amicales et la famille. L’expérience archaïque d’être mère s’avère éprouvante. Quand sa propre enfance resurgit et que, sa fillette grandissan­t, les contes résonnent avec l’actualité, elle est loin des stéréotype­s de la famille qu’elle dénonçait dans ses livres et ses vidéos.

La part de l’enfant

«Les objets changent de place.» Cette phrase simple est emblématiq­ue. Sans complaisan­ce ni truisme, l’autofictio­n de Mréjen vise l’expérience singulière. Quelle est donc cette intensité qui nimbe l’ordinaire d’irréalité? L’écrivaine ne mâche pas les mots. Dans «le mélange de crainte et le lâcher-prise obligé» de sa maternité, dans son duo parental et son quotidien, elle dit l’angoisse. Est-ce la mort de sa propre mère qui dissout le modèle structuran­t? Est-ce notre époque? Est-ce universel?

Écrire n’aide pas à être mère mais témoigne de ce que l’enfant transforme. C’est brut, viscéral, imputé à la fillette. La relation à trois passe ainsi du naturel au registre plus profond de l’expérience solitaire. Le passé, le présent et l’avenir y changent de dimension: comme dans les contes, Mréjen fait de l’enfant, gardienne et magicienne, celle qui en détient la clé.

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FRED DUFOUR AFP Valérie Mréjen

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