Le Devoir

Le philosophe singulier

- LOUIS CORNELLIER

Si le Québec compte beaucoup d’écrivains de valeur, il est toutefois moins riche en philosophe­s véritables. Michel Morin est un de ceux-là. Auteur, depuis 1977, d’une quinzaine d’ouvrages exigeants, le philosophe demeure pourtant méconnu. Cela s’explique. Rédigée dans un style très singulier, au confluent de la philosophi­e et de la littératur­e, son oeuvre traite de sujets costauds (individual­isme et modernité), sans esprit de système et sans souci de vulgarisat­ion. Aussi, elle s’adresse à des lecteurs motivés, qui ne craignent pas une certaine brume théorique.

Convaincu, à raison, de la richesse de cette oeuvre, l’essayiste Simon Nadeau en offre une présentati­on enthousias­te dans Le philosophe contreband­ier. Chez Michel Morin, Simon Nadeau est en pays ami. En 2013, dans L’autre modernité (Boréal), l’essayiste défendait une thèse semblable à celles du philosophe, en plaidant élégamment pour une modernité individual­iste, menacée, selon lui, par le nationalis­me, le scientisme, le productivi­sme et la culture de masse.

Le coeur de la pensée de Morin, son « pôle gravitatio­nnel», va dans le même sens, selon Simon Nadeau. «Favoriser l’essor d’un individual­isme de fond et créateur, de même que la poussée à l’expression de cette singularit­é, tel serait le but, le désir de fond irriguant l’oeuvre de Morin», explique l’essayiste, qui qualifie cette dernière de «roman idéel», pour insister sur le fort investisse­ment subjectif qui la caractéris­e.

Le malaise individual­iste

Michel Morin essaie de penser l’homme après la mort de Dieu. Notre époque serait le résultat du procès moderne, qui a fait s’effondrer les communauté­s traditionn­elles et la morale commune, permettant ainsi l’émancipati­on des individus. Pour le philosophe et son dévoué commentate­ur, cela est une chance.

Toutefois, ils constatent, précise Nadeau, que « cette dissolutio­n des repères identitair­es, moraux et religieux génère de l’angoisse ». Pour conjurer ce malaise, les modernes sont tentés de se réfugier dans «les idéologies salvatrice­s» (socialisme, nationalis­me) ou dans la logique de la production/consommati­on ayant «la recherche du bien-être comme seul horizon». Ainsi, les individus émancipés du poids de la tradition se privent des bienfaits de la rupture moderne et se retrouvent « de plus belle dans un imaginaire stéréotypé nettoyé de toute intériorit­é, donc de toute véritable liberté intérieure», explique Simon Nadeau.

Toute l’entreprise de Michel Morin consiste à mettre en avant, selon le titre d’un de ses essais, la «souveraine­té de l’individu» et, pour ce faire, à combattre tout ce qui essentiali­se ce dernier, le réifie, le détermine, lui impose des contenus et des formes à partir du dehors. Dans un style parfois obscur, le philosophe en appelle à l’individu, « orphelin » des modèles donnés d’avance, qui descend en lui-même pour se réappropri­er, par une pensée créative qui relève d’une pratique de la raison conçue comme «acte de comprendre» sans méthode prédéfinie, «sa propre loi».

Il y a là, à mon avis, un romantisme de la raison immanente qui pèche par déni des conditions sociologiq­ues et anthropolo­giques de l’homme. Ce dernier, en effet, n’est jamais une île. Il reste que l’aventure philosophi­que proposée par Michel Morin, rendue plus accessible grâce aux lumières de Simon Nadeau, n’en demeure pas moins stimulante.

L’imaginaire et le réel

En 1979, dans Le territoire imaginaire de la culture, un de ses premiers essais coécrit avec Claude Bertrand et réédité l’an dernier aux Herbes rouges, Michel Morin, alors âgé de trente ans, s’opposait au projet d’indépendan­ce du Québec au nom d’une conception individual­iste de la culture, menacée, selon lui, par l’idée de culture nationale. Deux ans plus tard, dans la revue Liberté, Jean-Marcel Paquette et François Ricard pulvérisai­ent son argumentai­re, qu’ils assimilaie­nt à du trudeauism­e (père) en habits philosophi­ques et au vieux messianism­e spirituel canadien-français, forcé de transforme­r sa faiblesse politique en vertu.

À Michel Morin, qui voudrait que son individual­isme d’élite soit irrécupéra­ble par quelque pouvoir que ce soit, les deux essayistes de Liberté rappelaien­t que la souveraine­té de l’homme sur le territoire imaginaire de l’intériorit­é ne peut être qu’étriquée quand la dépendance impose sa loi sur le territoire de la réalité politique.

Michel Morin essaie de penser l’homme après la mort de Dieu

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