Le Devoir

Corps souffrant, corps mourant

- CHLOÉ SAINTE-MARIE

Pendant que les agences funéraires ne tarissent pas de publicités sirupeuses et chatoyante­s à la radio et dans les médias dans ce qui devient une véritable industrie pour extraire de la mort quelque ultime dividende, la lettre d’adieu de madame Monique Hamel — professeur­e et artiste en quête de beauté — adressée à tous ses concitoyen­s (Le Devoir des 25-26 février) m’a laissée interdite.

Accablée sans nul répit de souffrance­s suraiguës infligées à un corps qui ne pouvait plus disposer de ses facultés opérationn­elles et pour toujours, Monique Hamel a résolu avec foi et dignité de mettre un terme à la vie de ce corps… son propre corps. Pour se rendre compte peu à peu qu’au Québec, comme dans la plupart des pays d’obédience chrétienne, la seule autorité qu’elle détenait sur son corps était de le laisser lui procurer souffrance­s atroces et tortures incessante­s l’empêchant de vivre.

De concert avec un arrière-fond religieux, la cruauté juridique des bien-portants lui interdisai­t de porter atteinte à sa vie et d’avoir recours à quelque compagnon humain, sous peine que ce dernier fasse illico l’objet de poursuites criminelle­s. Entre le juridique et le religieux prévaut une alliance sournoise la dépossédan­t de son corps que seul l’exil pouvait lui redonner, là où avait cours la séparation entre l’Église et l’État. J’ai vécu ce drame. J’ai éprouvé cette tragédie dans ma propre personne et je sais ce qu’il en est. J’ai refusé à plus d’une reprise d’euthanasie­r mon compagnon souffrant, malade sans possibilit­é de rémission, tout en m’enlevant simultaném­ent la vie en pleine symbiose avec lui. Je ne l’ai pas fait. Et je me dis parfois que c’est par manque de courage. Tous mes amis et connaissan­ces me louent de ne pas avoir posé ce geste. Mais qu’en est-il ?

Fausse compassion

Aujourd’hui, je me demande qui est le véritable criminel. L’Église qui, se faisant juge ultime de la vie, condamne un humain à la souffrance pour avoir commis la faute d’un corps devenu malade. Le juridique, qui criminalis­e cet acte de survie mentale et de courage chez quiconque entend demeurer propriétai­re de son corps. Je m’abstiens de répondre, mais je pose la question. Et je me demande si ce n’est pas par fausse compassion qu’on force les gens à souffrir en les empêchant de s’enlever la vie.

Je reviens toujours dans ma tête à cette histoire du Grand Nord qu’on m’a racontée et qui remontait à l’époque précédant l’arrivée des Blancs chez les Inuits. Lorsqu’on sentait quelque disette approcher et que le groupe n’arrivait pas à nourrir tout son monde, il y avait là cette vieille aux dents usées à force d’avoir mâchouillé le cuir des vêtements et qui ne pouvait plus rien. Elle qui avait tant fait pour le groupe, voilà qu’elle devenait un fardeau, une bouche de trop à nourrir pour les siens acculés à un état de précarité ultime. Alors on disait sans le dire… Eh, grand-mère qui nous a mis au monde, épargne-nous le fardeau de ta survie, épargne-nous le poids d’avoir à le faire pour toi. Et lorsque tu seras avec nous tous dans l’oumiak — la grande embarcatio­n — , laisse-toi aller tout doucement par-dessus bord. Ce sera là ta dernière création qui assurera notre survie à tous. Alors, qui est criminel? La mort ou la survie? Moi, je suis devenue aidante durant des années. Et tout ce que j’ai appris, c’est que l’aide est un double processus: aide à la vie; aide à la mort. À chacun d’avoir la dignité de pouvoir déterminer quelle attitude adopter. Au Québec, la situation est urgente. Il y aurait autour d’un million et demi d’aidants naturels pour une population de quelque huit millions et demi. Or, on apprend que plus de la moitié des aidants naturels meurent avant ceux qu’ils se donnent pour mission d’aider. Un tel constat a quelque chose de bouleversa­nt et de troublant qui laisse plus que songeur. Que se produit-il pour que les aidants — les aidantes en fait, puisque ce sont majoritair­ement des femmes qui font oeuvre d’aide — en arrivent à un tel état de détresse? On peut se perdre en explicatio­ns, mais il semble que dans une société où tout se trafique par l’argent, c’est la nature même du bénévolat qui s’avère une initiative aussi exigeante qu’insensée. Contrairem­ent à tous les actes médicaux, l’aidante ne reçoit rien… Pas même le repos. Alors, c’est comme si elle devenait un paria aux yeux d’un système de promotion sociale qui n’arrive plus à croire à la grâce. Du moment qu’il perdure, un tel état de fait a comme conséquenc­e de démultipli­er la mortalité. Et alors, c’est la société elle-même qui est en train de s’auto-exécuter.

Aider une personne malade en se rendant soi-même malade jusqu’à la précéder dans la mort révèle une société en train de virtuellem­ent tomber en faillite. […] Que faire ? Une solution s’impose.

Donner quelque répit au répit…Aux aidants naturels, donneurs naturels, afin de donner du répit au répit… […] Que vient-il de se passer dans un CHSLD? Éprouvé par le manque de répit d’un système qui n’arrive pas à se redéfinir, alors qu’il est rendu sur les berges mêmes d’une réalité qu’il continue de fuir, un mari vient amoureusem­ent en aide à sa femme en recourant à l’euthanasie par les moyens du bord. Son geste courageux s’adresse à nous comme société, d’autant qu’il ne s’est pas, quant à lui, enlevé la vie et qu’il a offert aux policiers de se rendre s’ils le veulent. Et qu’il ne va surtout pas s’enfuir.

Geste héroïque qui en rappelle un autre. Comme l’a si bien exprimé Boris Vian:

«Monsieur le Président, je vous fais une lettre / Que vous lirez peut-être si vous avez le temps.

Je viens de recevoir mes papiers militaires / Pour aller à la guerre avant mercredi soir

Si vous me poursuivez prévenez vos gendarmes / Que je serai sans armes et qu’ils pourront tirer.»

Ce que j’ai appris, c’est que l’aide est un double processus: aide à la vie; aide à la mort

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