Le Devoir

Mythe fondateur en mutation

- fpelletier@ledevoir.com Sur Twitter:@fpelletier­1 FRANCINE PELLETIER

Les États-Unis offrent tout un spectacle actuelleme­nt. Menace d’expulsions massives, stigmatisa­tion des immigrants et des musulmans, diabolisat­ion et censure des médias, pour ne rien dire de l’ingérence russe lors des dernières élections. Le plus pénible dans tout ça? L’effritemen­t de la notion même de l’Amérique, la subversion du mythe fondateur du pays par le nouveau domicilié à la Maison-Blanche.

L’idée d’une terre refuge pour ceux qui fuient l’oppression et la misère — «Give me your tired, your poor, your huddled masses yearning to breathe free », dit l’inscriptio­n de la statue de la Liberté — est en train de mordre sa queue. Né avec l’arrivée des premiers colons en 1629, victimes de persécutio­n religieuse en Angleterre, le fameux «rêve américain» veut que tout le monde, peu importe le statut social, le pays d’origine ou la religion, trouve sa place. Mieux, tout le monde peut réussir dans un pays qui d’emblée renie le système de classes et les hiérarchie­s rigides typiques des grandes monarchies européenne­s.

Bien sûr, nos voisins n’ont jamais été ni aussi ouverts, ni aussi imperméabl­es au statut social qu’ils le prétendent, l’esclavage des Noirs le crie à tue-tête, mais l’idée d’une terre pour tous (« this land is my land, this land is your land », comme le chantait Lady Gaga au Super Bowl) est néanmoins au coeur des grands principes américains. « Nous tenons ces vérités pour acquises », dit la Déclaratio­n d’indépendan­ce (1776), « tous les hommes naissent égaux et sont dotés de droits inaliénabl­es, dont celui de la Vie, de la Liberté et de la Poursuite du bonheur».

La poursuite du bonheur comme droit fondamenta­l. Disons que c’est une façon assez inspirée de démarrer un pays. En comparaiso­n, l’Acte de l’Amérique du Nord britanniqu­e (AANB, 1867) fait figure de petite poutine administra­tive ennuyante à souhait. « Considéran­t que les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont exprimé le désir de contracter une Union fédérale… » Pas de propos édifiants, pas de grande mission humanitair­e à l’horizon. On s’en tient à l’idée de «la prospérité» et de «favoriser les intérêts de l’Empire britanniqu­e ». Élémentair­e, mon cher Watson.

Il faut dire que le Canada n’a jamais eu de mythe fondateur autre que celui de relier coûte que coûte et coast to coast les petits forts de résistance éparpillés le long de cet Atlantis frigorifié. Rien de comparable aux Américains qui partent, eux, sur les chapeaux de roue avec un sens biblique de leur destinée, sous un soleil de plomb, des Colt Walker collés aux fesses et des meutes de bisons à l’horizon. Au sud, on a une civilisati­on à défendre, au nord, il faut juste construire un chemin de fer et trouver le moyen de ne pas « péter au frette ».

Au Canada français, la survie, évidemment, n’est pas uniquement physique; elle est linguistiq­ue, culturelle et morale. Depuis les plaines d’Abraham, la colonisati­on française s’est miraculeus­ement maintenue et doit être sauvée. Il s’agit là, au même titre que la trajectoir­e américaine, d’une noble mission. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si ce sont des Québécois, encore cette année, presque jamais des Canadiens, qui prennent le podium aux Oscar. Comme les Américains, nous avons un sentiment aigu de qui nous sommes, d’où on vient et, à défaut de savoir où l’on va, le sentiment d’être dotés d’une mission salvatrice. «The stuff that dreams are made of», dirait Shakespear­e.

Jusqu’à maintenant, les Canadiens anglais ont été les grands perdants de ce jeu d’identité nationale. Mais tout ça est en train de changer. D’abord, en larguant, en 1982, l’indigeste AANB pour une Constituti­on bien à lui, le Canada a commencé à se doter de sa propre belle parure: le multicultu­ralisme. Vous êtes légion à croire, je sais, qu’il s’agit là que d’une basse manoeuvre pour neutralise­r le Québec. Loin d’être uniquement mesquin, le geste à mon avis cherchait à reconnaîtr­e la nouvelle réalité canadienne. À partir de ce moment, mais sans trop y porter attention, le Canada chantera le même refrain que les Américains: la « terre de lait et de miel », Messieurs-Dames, c’est ici que ça se passe.

La fermeture des frontières américaine­s par Donald Trump n’a fait que concrétise­r ce transfert de flambeau d’une nation à l’autre. Les États-Unis ayant officielle­ment tourné le dos à ce qui les a toujours caractéris­és, voire inspirés, il revient au Canada maintenant de tenir le fort. Mais si l’identité tant canadienne qu’américaine est en mutation, pourquoi pas l’identité québécoise? La survivance, c’est bien beau, mais n’y aurait-il pas un aspect plus dynamique à y ajouter aujourd’hui ?

À suivre dans une prochaine chronique.

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