La centralisation du service de nuit crée de l’inquiétude
La réorganisation de la ligne d’urgence 1-866APPELLE, commandée par le ministère de la Santé, suscite de vives inquiétudes chez les organismes spécialisés en prévention du suicide. Certains craignent même qu’on fragilise les personnes en crise.
«Je suis inquiète pour les services à la population, lance Amélie Gauthier, la directrice du Centre de prévention du suicide (CPS) Le Faubourg, dans les Laurentides. J’ai peur que le taux de suicide augmente.»
Les inquiétudes de Mme Gauthier concernent la ligne d’urgence 1-866-APPELLE en prévention du suicide. D’ici la fin du mois, les appels de nuit en provenance des Laurentides seront transférés vers le service 811 du Centre intégré universitaire de services sociaux de l’Estrie (CIUSSS).
Ces dernières années, le ministère de la Santé a commencé à centraliser la réception des appels vers le service 811, ou ligne InfoSanté. Ce système est déjà implanté dans deux régions: l’Outaouais et Chaudière-Appalaches.
La réorganisation des services ne touche pas seulement les Laurentides. Le ministère a confirmé au Devoir que les appels de nuit de Lanaudière seront bientôt transférés vers le CIUSSS de l’Estrie. Et selon nos informations, l’ensemble des appels (jour et nuit) du CPS de l’Estrie (l’organisme JEVI) seraient également transférés vers le 811 du CIUSSS.
En plus de Mme Gauthier, trois autres directeurs de CPS ont fait part de leurs inquiétudes au Devoir. Ils ne voient pas comment le 811 peut offrir un soutien comparable à ce qu’offraient les CPS. Ils craignent notamment que le manque de spécialisation des intervenants du 811 nuise aux personnes en détresse. «Dans les CPS, on est tout le temps dans cette problématique-là, alors que le 811, c’est une ligne d’information généraliste qui répond à demandes excessivement variées, avance Joyce Lawless, directrice du CPS de Lanaudière. C’est une énorme différence.»
Le 811 peut-il répondre adéquatement aux appels de détresse? Des inter venants en doutent.
Le ministère assure que la qualité des services sera maintenue. « Toutes les personnes reçoivent une formation les habilitant à gérer ce type d’appels et à intervenir avec qualité», a indiqué une porte-parole.
Les directeurs des centres de prévention s’inquiètent aussi du suivi fait après les appels de détresse. «La ligne, c’est une entrée de service, soutient Amélie Gauthier. Nous, pendant quatre jours, on les rappelle. S’ils sont censés aller voir leur médecin, on les rappelle le lendemain pour savoir comment ça a été. Ça, le 811 ne peut pas le faire.»
En plus de répondre au téléphone, les centres de prévention du suicide organisent des activités de groupe pour les familles dans le deuil ou encore les milieux de travail. Ils se déplacent au besoin sur le terrain à la suite d’appels particulièrement alarmants.
Enfin, disent-ils, le 811 ne permet pas de parler tout de suite avec quelqu’un et il faut choisir parmi différentes options lorsqu’on téléphone. Le CIUSSS de l’Estrie assure de son côté que les personnes qui utilisent la ligne 1-866-APPELLE se font répondre directement par un inter venant.
Mais ce ne serait pas comme ça dans tous les CUISSS. Le Devoir a testé le système dans Chaudière-Appalaches où la ligne est déjà opérée par le CIUSSS. Dans cette région, la personne tombe sur un système automatisé. On lui dit d’appuyer sur le 2 si elle est en détresse.
Le CIUSSS de l’Estrie assure qu’il veillera au suivi et qu’une «fiche d’intervention» sera remplie après chaque appel. Elle sera ensuite transférée dans les CPS auxquels on a retiré la ligne.
Une ressource par région 24 heures sur 24
Ces changements découlent des nouvelles règles imposées en 2014 par le ministère de la Santé. On a alors établi de nouveaux «standards» de qualité, comme l’assurance d’avoir une réponse sans délai, un service dans chacune des régions et l’accès à des professionnels bien formés.
Le ministère a en outre décidé que la gestion de la ligne 1-866-APPELLE serait confiée à un seul organisme par région (à certains endroits, près d’une dizaine de CPS l’utilisaient).
Il est également désormais interdit de transférer des appels d’un centre à un autre. En effet, pour limiter leurs dépenses, certains centres de prévention du suicide transféraient les appels de nuit dans un autre CPS, parfois dans une autre région.
Le CPS Le Faubourg transférait ces appels de nuit vers le CPS du Haut-Richelieu alors que le CPS de Lanaudière les acheminait vers celui de Trois-Rivières.
Dans les CPS, on explique que la grande majorité des appels surviennent le jour (80% en moyenne). Sans accès à du nouveau financement, la plupart étaient incapables d’offrir le service 24 heures sur 24 comme l’exigeait le ministère.
Ces basculements vers d’autres organismes étant proscrits, le ministère et les CIUSSS ont décidé que les appels de nuit se- raient donc transférés vers le 811.
Dans les CPS, on s’explique mal pourquoi les basculements entre centres sont interdits, alors qu’ils sont permis vers les CIUSSS. « Si on nous dit que ce n’est pas possible de basculer, il n’y a rien qui justifie qu’on le fasse en Estrie quand on a un système qui fonctionne très bien avec Trois-Rivières », avance Joyce Lawless, la directrice du CPS de Lanaudière.
Quant à savoir pourquoi les appels des Laurentides et de Lanaudière aboutissent en Estrie et ne sont pas transférés dans leur région respective, ni le ministère ni le CIUSSS n’ont été en mesure de le justifier.
Benoît Gignac, du CPS L’Arc-en-ciel, dans Portneuf, craint qu’on finisse par transférer l’ensemble des services de prévention du suicide des organismes communautaires vers les CIUSSS.
«Il y a une tendance certaine à tranquillement transférer toutes les interventions téléphoniques vers le réseau public, dit-il. Je pense que c’est une première étape. »
C’est d’autant plus désolant qu’on détruit quelque chose qui fonctionnait très bien, dénonce une autre directrice de CPS qui a requis l’anonymat. « Comment peut-on penser défaire ce qui allait très bien pour s’en aller vers quelque chose qui, pour l’instant, pose surtout des questions et des inquiétudes?»
Au cabinet de la ministre responsable du dossier, Lucie Charlebois, on n’a pas voulu commenter le dossier dans son ensemble et on nous a dirigés vers les CIUSSS concernés.