Le Devoir

Pas de culture française ?

- CHRISTIAN RIOUX à Paris

Le Centre culturel français de Ljubljana, en Slovénie, est situé à l’orée de la vieille ville. En longeant la rivière, on rejoint facilement à pied ce que les Slovènes nomment le «triple pont», symbole architectu­ral de ce lieu au croisement des cultures latine, germanique et slave. Je me souviens y avoir écouté un récital de piano qui nous avait par sa magie transporté­s dans ce monde aujourd’hui disparu où la culture française rayonnait dans tout l’Empire austro-hongrois. Le 5 décembre dernier s’y est d’ailleurs ouverte la Semaine de la culture française.

Des semaines de la culture française comme celle de Ljubljana, il s’en tient des centaines à travers le monde. Comme il existe des milliers de facultés qui enseignent la littératur­e, la tradition musicale et la gastronomi­e françaises. Mais, tenez-vous-le pour dit, il faudra bientôt rebaptiser tout ça. Comme il faudra rebaptiser toutes ces salles du Louvre consacrées à la peinture française du XVIIIe siècle et à la sculpture du XVIIe.

C’est le candidat à l’élection présidenti­elle Emmanuel Macron qui nous l’apprenait le 4 février dernier à Lyon. Selon lui, en effet, «il n’y a pas une culture française, il y a une culture en France et elle est diverse». Deux semaines plus tard, à Londres, il ajoutait: « L’art français, je ne

l’ai jamais vu. » Heureuseme­nt que ce candidat providenti­el, à qui il arrive même de se prendre pour le général de Gaulle, a eu la bonne idée de nous en aviser. Car, nous étions des millions, de droite comme de gauche, à croire naïvement que la culture française existait. Nous étions des masses à sentir bêtement dans Villon, Proust et Verlaine, ainsi que dans Jean Echenoz, Sylvie Germain et Mathias Énard comme un vague parfum français. Comme une petite musique hexagonale certes fine et subtile, mais que nous reconnaiss­ions tous.

Sachez-le, nous étions depuis toujours dans l’erreur. D’ailleurs, quelques avant-gardistes éclairés nous avaient déjà mis en garde. Le 17 mai 2015, Jean-Christophe Cambadélis, le premier secrétaire du parti socialiste, nous avait avertis: «Je ne sais pas ce qu’est l’identité

française.» Qu’on se le dise: s’il y a une identité bretonne, musulmane, homosexuel­le, montréalai­se, beur, trans et même rap, il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’identité française !

Ces affirmatio­ns feraient tomber François Mitterrand lui-même de sa chaise, lui qui disait «Aimons la France dans son identité et sachons la défendre » (1981). Elles ont au moins le mérite d’être claires. Depuis peu, il est en effet devenu courant d’entendre de telles déclaratio­ns qui sont à la culture ce que sont aux frontières les idées extrémiste­s des groupes «No Borders ». Candidat du « postnation­al », comme Justin Trudeau, Emmanuel Macron n’a-t-il pas écrit un livre intitulé Révolution (XO) ?

Comme si les siècles comptaient pour rien. Comme s’ils n’avaient pas superposé des strates qui ont façonné au fil du temps une culture, un peuple et une identité qui ne sont ni allemands ni britanniqu­es ni espagnols, mais français. Refuser l’identité et la culture françaises est aussi ridicule que de prétendre qu’il n’y a pas de langue anglaise parce que 85% des mots anglais viennent du français ou du latin.

Comprenons-nous bien. Que la culture française soit «multiple», «complexe» et «diverse», cela nous le savions depuis la Renaissanc­e venue d’Italie, Picasso venu de Catalogne, Chagall né en Biélorussi­e et le croissant importé de Vienne après avoir été façonné à partir d’un motif ottoman. Sans oublier Ionesco, Beckett et Cioran. Mais comment nier que, en s’intégrant à ce qui était là avant eux, tous ces individus ont ajouté leur pierre à l’édifice et sont devenus les héritiers de ce qui les dépassait individuel­lement et qui se nomme la culture française ?

L’historien Fernand Braudel a consacré son oeuvre ultime à montrer la complexité et les apports multiples qui ont constitué cette Identité de la France (Flammarion). Il n’en défend pas moins que l’identité française « est un problème qui se pose à tous les Français. D’ailleurs, à chaque instant, la France vivante se retourne vers l’histoire et vers son passé pour avoir des renseignem­ents sur elle-même» .Et

l’historien de conclure qu’«il y a une identité de la France à rechercher avec les erreurs et les succès possibles, mais en dehors de toute position politique partisane. Je ne veux pas qu’on s’amuse avec l’identité ».

S’«amuser» avec l’identité, c’est exactement ce que font les mondialist­es qui transforme­nt nos nations en halls de gare. Or, contrairem­ent à toutes celles qui ont le vent en poupe, seule l’identité nationale peut être le réceptacle de la citoyennet­é.

C’est pour avoir été trop souvent niées et insultées, notamment par l’Europe, que ces identités se rebellent aujourd’hui avec fracas. Que nos pays puissent être confiés à des extrémiste­s qui nient les identités profondes des peuples forgées au cours des siècles donne le vertige. «Un peintre a toujours un père et une mère, il ne sort pas du néant», disait Picasso. Évidemment, s’il n’y a pas de culture française, je ne vous dis pas ce qu’il en est de la culture québécoise…

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