Le capitalisme humain
On doit se réjouir du fait que les entreprises d’aujourd’hui clament leur rôle citoyen. Force est d’admettre, toutefois, que malgré la bonne volonté des dirigeants des grandes entreprises, leurs élans en faveur d’une société plus égalitaire seront toujours limités par les impératifs de l’économie de marché.
Bien plus souvent qu’autrefois, les gens d’affaires militent en faveur d’une plus grande responsabilité sociale des entreprises. Sophie Brochu, la p.-d.g. de Gaz Métro, fait d’ailleurs oeuvre de chef de file en la matière, elle qui multiplie les discours et entrevues au cours desquels elle plaide pour un « capitalisme plus humain». «Chercher le profit raisonnable plutôt que le profit maximum.» Un vent de fraîcheur, certes, mais qui amène une grande question: le marché, lui, veut-il être plus humain ? J’en doute.
Le rendement de l’action demeure le principal indicateur de performance de la grande entreprise. Celui-ci fluctue de façon volatile en fonction des profits réalisés par l’entreprise. Le lien entre la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise et le rendement de l’action est toutefois moins évident.
À cet égard, distinguons la performance sociale du produit ou du service de la performance de l’entreprise sur le plan de sa responsabilité sociale ou environnementale. Comme le suggère le Réseau entreprise et développement durable : «La performance sociale du produit fait référence à la façon dont les activités liées aux produits de l’entreprise reflètent son engagement envers la société. La performance sociale et environnementale fait plutôt référence à la façon dont une entreprise respecte ses obligations environnementales et sociales envers la société, incluant la réduction des émissions nocives, le recyclage et la conformité réglementaire.»
Une étude publiée par les chercheurs Remi Trudel et June Cotte dans le MIT/Sloan Management Review indique que pour ce qui est de la performance des produits, les consommateurs puniront davantage les pratiques qui ne sont pas éthiques qu’ils ne récompenseront les pratiques qui le sont. Pensons ici au scandale résultant des tromperies de Volkswagen quant à l’empreinte environnementale de ses automobiles. Son titre a chuté en Bourse. En revanche, le comportement des consommateurs est moins influencé, par exemple, par le fait que les produits sont locaux ou bio. L’impact positif des pratiques éthiques sur le rendement de l’action est donc plus ténu.
Il l’est encore plus lorsqu’on s’arrête à la responsabilité sociale ou environnementale. Plusieurs auteurs suggèrent qu’une bonne performance de l’entreprise en ce sens n’aura qu’un impact à long terme sur le rendement l’action.
Le dirigeant d’une grande entreprise est ainsi dans une position délicate, malgré toute sa bonne volonté. Il n’est pas propriétaire de son entreprise et se trouve obligé de performer, au rythme rapide des trimestres, selon le rendement de l’action, un indicateur de performance voisin du profit. Il y a donc peu d’incitatifs à faire preuve de responsabilité sociale ou environnementale. Des changements structurels sont nécessaires.
À l’automne 2015, un groupe de 30 individus a participé à l’élaboration des «10 commandements du monde des affaires du XXIe siècle », un projet piloté par Diane Bérard du journal Les Affaires. Le groupe avait alors déterminé 10 principes dont peuvent s’inspirer les dirigeants afin de favoriser le rôle citoyen de leur entreprise. Aux dires de Mme Bérard, «ces 10 commandements constituent une boussole morale pour résister aux pressions extérieures qui font dériver les entreprises». Une initiative isolée qui constitue un bon premier pas, mais il faut davantage.
Mme Brochu a suggéré des états généraux afin d’engager une réflexion sur le rôle citoyen des entreprises. Cette initiative est plus que nécessaire. Le monde des affaires, et les grandes entreprises au premier chef, doit urgemment explorer des pistes de solution afin de freiner l’augmentation des inégalités.
Dans l’attente, rassurons-nous. Les entrepreneurs d’aujourd’hui ont la liberté de créer des entreprises dont la mission et les pratiques équilibrent les intérêts financiers, sociaux et environnementaux. La certification «B-Corp» reconnaît désormais les pratiques des entreprises en ce sens et plusieurs groupes, dont l’Association du Barreau canadien, ont déjà encouragé l’État à légiférer de manière à offrir à ces entreprises des allégements fiscaux. Le message de Mme Brochu est puissant, s’adresse à toute la communauté d’affaires et encourage une réelle réflexion au sein des grandes entreprises et de leurs investisseurs. Entre-temps, les petites et nouvelles entreprises, qui ont plus de contrôle sur l’actionnariat de leur entreprise, ont le loisir et le devoir de passer à l’action.