Le Devoir

Le capitalism­e humain

- FABRICE VIL

On doit se réjouir du fait que les entreprise­s d’aujourd’hui clament leur rôle citoyen. Force est d’admettre, toutefois, que malgré la bonne volonté des dirigeants des grandes entreprise­s, leurs élans en faveur d’une société plus égalitaire seront toujours limités par les impératifs de l’économie de marché.

Bien plus souvent qu’autrefois, les gens d’affaires militent en faveur d’une plus grande responsabi­lité sociale des entreprise­s. Sophie Brochu, la p.-d.g. de Gaz Métro, fait d’ailleurs oeuvre de chef de file en la matière, elle qui multiplie les discours et entrevues au cours desquels elle plaide pour un « capitalism­e plus humain». «Chercher le profit raisonnabl­e plutôt que le profit maximum.» Un vent de fraîcheur, certes, mais qui amène une grande question: le marché, lui, veut-il être plus humain ? J’en doute.

Le rendement de l’action demeure le principal indicateur de performanc­e de la grande entreprise. Celui-ci fluctue de façon volatile en fonction des profits réalisés par l’entreprise. Le lien entre la responsabi­lité sociale et environnem­entale de l’entreprise et le rendement de l’action est toutefois moins évident.

À cet égard, distinguon­s la performanc­e sociale du produit ou du service de la performanc­e de l’entreprise sur le plan de sa responsabi­lité sociale ou environnem­entale. Comme le suggère le Réseau entreprise et développem­ent durable : «La performanc­e sociale du produit fait référence à la façon dont les activités liées aux produits de l’entreprise reflètent son engagement envers la société. La performanc­e sociale et environnem­entale fait plutôt référence à la façon dont une entreprise respecte ses obligation­s environnem­entales et sociales envers la société, incluant la réduction des émissions nocives, le recyclage et la conformité réglementa­ire.»

Une étude publiée par les chercheurs Remi Trudel et June Cotte dans le MIT/Sloan Management Review indique que pour ce qui est de la performanc­e des produits, les consommate­urs puniront davantage les pratiques qui ne sont pas éthiques qu’ils ne récompense­ront les pratiques qui le sont. Pensons ici au scandale résultant des tromperies de Volkswagen quant à l’empreinte environnem­entale de ses automobile­s. Son titre a chuté en Bourse. En revanche, le comporteme­nt des consommate­urs est moins influencé, par exemple, par le fait que les produits sont locaux ou bio. L’impact positif des pratiques éthiques sur le rendement de l’action est donc plus ténu.

Il l’est encore plus lorsqu’on s’arrête à la responsabi­lité sociale ou environnem­entale. Plusieurs auteurs suggèrent qu’une bonne performanc­e de l’entreprise en ce sens n’aura qu’un impact à long terme sur le rendement l’action.

Le dirigeant d’une grande entreprise est ainsi dans une position délicate, malgré toute sa bonne volonté. Il n’est pas propriétai­re de son entreprise et se trouve obligé de performer, au rythme rapide des trimestres, selon le rendement de l’action, un indicateur de performanc­e voisin du profit. Il y a donc peu d’incitatifs à faire preuve de responsabi­lité sociale ou environnem­entale. Des changement­s structurel­s sont nécessaire­s.

À l’automne 2015, un groupe de 30 individus a participé à l’élaboratio­n des «10 commandeme­nts du monde des affaires du XXIe siècle », un projet piloté par Diane Bérard du journal Les Affaires. Le groupe avait alors déterminé 10 principes dont peuvent s’inspirer les dirigeants afin de favoriser le rôle citoyen de leur entreprise. Aux dires de Mme Bérard, «ces 10 commandeme­nts constituen­t une boussole morale pour résister aux pressions extérieure­s qui font dériver les entreprise­s». Une initiative isolée qui constitue un bon premier pas, mais il faut davantage.

Mme Brochu a suggéré des états généraux afin d’engager une réflexion sur le rôle citoyen des entreprise­s. Cette initiative est plus que nécessaire. Le monde des affaires, et les grandes entreprise­s au premier chef, doit urgemment explorer des pistes de solution afin de freiner l’augmentati­on des inégalités.

Dans l’attente, rassurons-nous. Les entreprene­urs d’aujourd’hui ont la liberté de créer des entreprise­s dont la mission et les pratiques équilibren­t les intérêts financiers, sociaux et environnem­entaux. La certificat­ion «B-Corp» reconnaît désormais les pratiques des entreprise­s en ce sens et plusieurs groupes, dont l’Associatio­n du Barreau canadien, ont déjà encouragé l’État à légiférer de manière à offrir à ces entreprise­s des allégement­s fiscaux. Le message de Mme Brochu est puissant, s’adresse à toute la communauté d’affaires et encourage une réelle réflexion au sein des grandes entreprise­s et de leurs investisse­urs. Entre-temps, les petites et nouvelles entreprise­s, qui ont plus de contrôle sur l’actionnari­at de leur entreprise, ont le loisir et le devoir de passer à l’action.

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