Le Devoir

Chronique vins Vers un algorithme du goût?

- JEAN AUBRY

La société suédoise Systembola­get, où sont référencés quelque 1700 produits répartis dans 431 magasins (contre plus de 12 000 produits pour 414 succursale­s au Québec), exige dorénavant de ses fournisseu­rs l’intégratio­n d’un code dissimulé à même la capsule de toute bouteille de vins ou de spiritueux commercial­isés par le monopole d’État.

Elle le fait avec d’autant plus d’enthousias­me qu’elle brevetait récemment le Vinalgorit­hme MD qui risque, selon un expert de l’Euclide Deep Learning Communicat­ion Studies (EDLCS) de Stockholm consulté cette semaine, d’ouvrir une sérieuse brèche, non seulement dans les habitudes de consommati­on des individus, mais aussi de les influencer de façon subliminal­e dans leurs achats lorsqu’ils visitent une succursale de leur monopole d’État.

Le principe est simple. Toute bouteille achetée et rapportée à la maison se voit « identifiée » sous l’oeil du «mouchard» intégré en question par le téléphone dit « intelligen­t» du client, qui à son tour transmet à la Systembola­get (via l’applicatio­n téléchargé­e fournie gratuiteme­nt par cette dernière) une foule de données factuelles concernant la date de l’achat, le nombre de bouteilles achetées, le type de produit référencé et la fréquence des achats de ce même consommate­ur. Ne reste plus que le sourire de satisfacti­on affiché sur la poire du consommate­ur !

Un « dossier client » est alors échafaudé par la société d’État, qui collige non seulement ces précieuses données mais permet aussi le développem­ent ultérieur des prospectiv­es d’achats pour ce même consommate­ur qui se voit proposer une gamme de produits qui jusqu’alors étaient passés sous le radar de ses goûts personnels. Mais il y a un hic.

Selon l’expert de la EDLCS, l’algorithme ainsi développé, bien qu’utile pour comprendre et saisir les « aspiration­s gustatives» du consommate­ur en lui proposant des choix similaires à ses actes d’achats, aurait tendance à enfermer le client dans le cercle vicieux et redondant de ses propres goûts, sans même lui donner l’occasion d’aller voir ailleurs où d’autres perspectiv­es pourraient l’intéresser.

Le texte ci-dessus vous titille l’imaginatio­n? Sachez que cette nouvelle nous arrive directemen­t de la bouche du porte-parole de la MaisonBlan­che et relève bien évidemment de la post-fausse-piste-alternativ­e. Du cinéma tout ça! Mais du cinéma qui s’ancre désormais dans la réalité, comme en témoigne l’introducti­on du programme de fidélisati­on «Inspire» mis en place par la SAQ en 2015, dans la foulée de ces fameuses «pastilles de goût» déclinées, elles, quelques années plus tôt, en 2009.

Les «pastilles de goût» de demain?

J’ai souvenir pour ma part de cette anecdote, il y a quelques années, lorsque, déambulant dans une succursale de la SAQ, je vois une dame penchée sur un produit «fruité et vif» surmonté d’une pastille de goût jaune. À ma question : «Ces pastilles de goûts vous aident-elles dans vos achats ? », la dame, sourire en coin, me dit tout de go : « Mais Monsieur, j’ai déjà essayé presque tous les produits de couleur “jaune” et je trouve ça bon ! » Et moi de renchérir: «Mais vous n’avez pas le goût d’essayer autre chose, d’autres couleurs?» La dame de répondre : «Y a trop de couleurs et puis ça me mélange, je reste avec le jaune. »

À l’heure des algorithme­s de plus en plus sophistiqu­és, ces «pastilles de goût» relèvent désormais de la préhistoir­e même si elles pouvaient (et peuvent encore) aider certaines personnes à s’y retrouver parmi l’offre pléthoriqu­e en tablettes. Cette dame, après tout, ne tenait qu’à se rassurer, se conforter dans la petite

zone de confort de ses goûts. Laissant le goût de l’aventure aux plus téméraires. Normal.

Mais il faudra voir aussi jusqu’où les algorithme­s de demain n’entraveron­t pas à notre insu notre propre liberté de choisir selon ses coups de coeur, ses sensibilit­és du moment, quand ce ne sont pas ces merveilleu­x hasards qui font que l’on déniche la perle rare qui fait rêver. Telle la rencontre fortuite de deux êtres dont les destins se croisent mais que rien n’avait prédestiné­s.

Car, avouons-le tout de go,

l’aventure du vin demeure et demeurera toujours cette sortie salutaire des sentiers battus où les flaveurs abondent et où l’extrême diversité des produits révélera toujours non seulement la personnali­té de l’homme qui le boit, mais aussi sa curiosité naturelle à vouloir embrasser la production de la planète vin. Une rencontre infinie entre cépages, régions, cultures et vignerons qui constitue l’essence même de cette humanité tissée au fil des siècles.

L’algorithme «désintéres­sé» qui se nourrit de ces

merveilleu­x hasards reste à développer. D’ailleurs, à quoi ressembler­ait celui qui, pour les goûts d’un même consommate­ur, proposerai­t ces sept produits dégustés qui n’ont strictemen­t rien à voir entre eux? Je ne suis ni actuaire ni programmeu­r, plutôt un viveur de l’instant. Je l’ai vécu pour vous et ne m’en porte que mieux ! Sans algorithme­s. Versant Blanc 2014, Coteau

Rogemont, Québec (14,30 $ – 11957051): C’est ma petite dame de tout à l’heure qui sera ravie ici, avec ce vin logé sous la bannière « pastille de goût jaune», où la vivacité côtoie le fruité! Un assemblage des cépages frontenacs gris et blancs au nez et au goût de zeste et de melon, relayé en bouche avec tout autant de rondeur que de mordant. Finale nette, courte, sans le moindre sucre résiduel perceptibl­e. (5) ★1/2

Vigna Solaria Falerio 2015, Velenosi, Marches, Italie

(17,15 $ – 11155032) : Ce blanc à base de trebbiano, de pecorino et de passerina étonne par sa profonde originalit­é, vous invitant dans une Italie pastorale, peu fréquentée. Pomme, poire, orange et tisane composent une trame aromatique et gustative cohérente et de belle densité, teintée d’une agréable touche d’amertume sur la finale. Bar rayé au fenouil ? (5) ★★1/2 Blanc de Chasse-Spleen 2015, Bordeaux, France

(38,25$ – 11976404): Ce rare blanc sec du Médoc livre dans ce millésime solaire une brillance que vient renforcer plus encore une parfaite maîtrise sur le plan de la vinificati­on et de l’élevage. Pêche blanche et poire mûre, avec cette suavité, cette finesse de texture qui portent et enchantent, longuement. Le féminin dans ce qu’il offre de troublant. (5) ★★★1/2 ©

Refugio 2015, pinot noir, Casablanca, Chili (26,10$ – 12184839): On sent ici les aspérités douces du grain fruité qui se nourrissen­t à même la sève minérale du terroir, provoquant

du coup, au palais, une espèce de sapidité saline qui invite le vin à couler de source. C’est sain, franc, passableme­nt substantie­l, d’un tracé impeccable. Une signature d’artistes! (5+) ★★★ ©

Château du Moulin-à-Vent «Croix des Vérillats» 2011,

Bourgogne, France (45 $ – 13159029): Deux cuvées de cru de cet excellent domaine sont disponible­s sur le site de la SAQ (saq.com). Et toutes deux placent le gamay sur une orbite où la race côtoie un sens aigu du raffinemen­t jusque dans ses moindres détails. Si l’ensemble demande à s’ouvrir, le cépage s’impose derrière avec assurance, prestance même, étoffant un milieu de bouche et une finale longue et homogène. Très racé. (5+) ★★★★ ©

St-Francis Cabernet Sauvignon 2013, Californie, États-Unis (29,95$ – 421990): Le cabernet sauvignon pourra apparaître vieux jeu pour certains palais (et là je ne parle pas des vins de bordeaux!), mais il faut admettre ici que l’expression du cépage perce avec une clarté que vient tout doucement appuyer derrière un élevage tout ce qu’il y a d’approprié. Un rouge jeune, vigoureux, frais et expressif, aux flaveurs de cassis, de bois et de fumée. Équilibré en tous points et parfaiteme­nt recommanda­ble. (10+) ★★★1/2 © Badenhorst Caperitif, Afrique du Sud (29 $ – 12831872): Les amers dégagés par les vermouths et quinquinas de ce monde sont de plus en plus prisés. Sous forme de cocktails ou bien natures, simplement rafraîchis avec un glaçon. Il faudra bien que je rédige une chronique entière sur le sujet tant c’est fascinant! Avec ce Caperitif, pas moins de 35 plantes infusées diffusent des saveurs enlevantes, toniques et expressive­s, véritable remède au spleen et à la mélancolie. Servez-le en début ou en fin de repas, simplement tiré du frigo, avec quelques olives ou des fromages persillés. ★★★★

L’aventure du vin demeure et demeurera toujours cette sortie salutaire des sentiers battus

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JEAN AUBRY Des «mouchards» sont intégrés à même les capsules des vins et spiritueux dans les succursale­s du monopole d’État suédois Systembola­get.
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