Le Devoir

50 Margie Gillis, un peu partout dans le monde

- CATHERINE LALONDE

Que restera-t-il lorsque la soliste et chorégraph­e étoile Margie Gillis, 63 ans, ne pourra plus danser? Il restera 50 danseurs — femmes et hommes, jeunes ou matures —, un peu partout dans le monde, qui sauront danser ses solos, enseigner à sa manière, transmettr­e sa philosophi­e ou travailler, par la danse, à la transforma­tion de conflits. Projet Héritage, de Margie Gillis, qui inclut parmi ses étapes un spectacle ce soir et demain, permet à la danseuse de léguer une part de ce qu’elle a construit et compris au cours de sa remarquabl­e carrière.

Au moment où Le Devoir se glissait discrèteme­nt, vendredi dernier, dans le tout petit studio G de la Place des Arts, Margie Gillis se faisait coiffeuse. Debout devant le large miroir de danse, elle parachevai­t le chignon d’une Susie Paulson assise et attentive, soulignant la beauté des mèches tombantes, la façon dont le noeud lâche adoucissai­t la courbe de la tête, dont le dégagement du visage permettait à la

lumière de venir s’attacher à la peau de la jeune danseuse.

Car Margie Gillis, dans son nouveau projet, ne transmet pas seulement des gestes, ni une partition chorégraph­ique. Elle s’attarde autant aux détails (cheveux, costumes, minutage des lumières ou des noirs) qu’à l’essence (convoquer du bassin le désir de danser, arriver à une transmissi­on claire et vraie des émotions, trouver les manières pour que chaque solo redevienne unique, propre au nouveau danseur qui l’incarne, plutôt qu’un calque de ce qu’elle faisait, afin que la matière reste pleinement humaine), sans oublier le plan large (comment être ensemble dans un studio, comment se soutenir et se propulser les uns et les autres, comment créer, finalement, une communauté).

«On s’attarde à distinguer, par exemple, la critique du discerneme­nt, pour arriver à pratiquer davantage le discerneme­nt, précise Margie Gillis. C’est particuliè­rement nécessaire quand on touche à des univers féminins.» Et comment fait-on cela ? « Par la curiosité, répond-elle du tac au tac, par la curiosité et l’empathie, afin de chercher ainsi à comprendre ce qu’on ne comprend pas ou ce qui nous fait réagir négativeme­nt. On apprend alors à connaître de mieux en mieux nos limites et nos frontières, à réagir, sans avoir à saigner.»

50 héritiers

Le spectacle marque le lancement du projet. Comment se déploiera-t-il? «Ça dépend de l’énergie et des sous qu’on trouvera pour poursuivre, indique Mme Gillis. Mais nous voulons continuer à travailler sur les pièces, la philosophi­e, le mentorat, l’enseigneme­nt, la résolution de conflits, avec les 50 danseurs du projet », qui viennent essentiell­ement du Canada et des États-Unis.

Les dix danseurs du spectacle revenant peu à peu de leur pause mettent fin à la conversati­on, qui grignotant des pommes, qui partageant ses macarons à la noix de coco, dans une ambiance carrément familiale. Le violoncell­e d’Eric, qui jouera en live pour le solo de Mme Gillis ellemême, git sur le côté, comme le tabouret qui sert de décor à Blue, le solo que reprend

Mme Paulson, et qui se dansera en silence, puisque les Ballets jazz de Montréal n’ont pas permis, pouvoir de l’exclusivit­é, que le Famous Blue Raincoat de Leonard Cohen sur lequel a été créée cette pièce soit diffusé.

L’enchaîneme­nt des solos, répétition pour le spectacle, débute, et il suffit souvent d’à peine une seconde pour que la charge de souvenirs qu’ont laissés ces petites pièces vues et revues, dans de grandes salles, des maisons de la culture ou au Théâtre de Verdure du parc La Fontaine, remonte. Revoilà Bloom (1989) et cette femme pleine de désir, coquine et frondeuse, amusante, sur un texte de James Joyce. Revoilà cette oie engluée, semble-t-il, dans du pétrole, cette femme dont la folie dans la solitude émerge, et dont seuls les bras se dévoilent et se débattent (Loon, 1999). Revoilà la touchante diagonale de ce petit animal humain de Little Animal (1986), reprise, pourquoi pas? par un homme. Ici, dix solos côte à côte, pour un crachant Broken English (1980), où les corps scandent le What Are You Fighting For ? du refrain.

Et revoilà Margie Gillis qui danse, elle aussi. Si le corps est plus lent — et on a besoin de voir davantage

de corps plus lents, matures, sur les scènes… —, l’émotion est toujours chez elle aussi vivante, transparen­te tant elle est claire et transmissi­ble. Car la force de Gillis tient presque entièremen­t dans un pouvoir d’expressivi­té non pas surhumain, mais trop humain; dans la charge de solos qu’elle se taillait sur mesure, à même ce qui la faisait vibrer. Projet Héritage est magnifique, par ses valeurs autant que son geste ; les disciples de Gillis sont excellents, et cette occasion saura certes les propulser vers une danse plus grande. Mais on ne peut que verser une larme en constatant aussi ce qui se perd en chemin dans cette magnifique transmissi­on; ce qui était, est et restera dans nos mémoires de spectateur­s absolument unique à Margie Gillis. Les danseurs de Projet Héritage deviendron­t-ils à leur tour des étoiles? Peut-on apprendre à le devenir? Souhaitons-le, en laissant le temps faire son oeuvre, en laissant ce savoir encore neuf germer et s’épanouir dans ces corps héritiers. Et allons voir aussi, encore, Margie Gillis danser, comme elle le fait, à nulle autre pareille. Irremplaça­ble. PROJET HÉRITAGE/LEGACY PROJECT De Margie Gillis Avec Adam Barruch, Marc Daigle, Caitlin Griffin, Ruth Levin, Lucy May, Troy Ogilvie, Susie Paulson, Neil Sochasky et Margie Gillis À la Cinquième Salle de la Place des Arts, les 6 et 7 mars

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Projet Héritage, de Margie Gillis, permet à la danseuse de léguer une part de ce qu’elle a construit et compris au cours de sa remarquabl­e carrière.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Projet Héritage, de Margie Gillis, permet à la danseuse de léguer une part de ce qu’elle a construit et compris au cours de sa remarquabl­e carrière.
 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Dans son nouveau projet, Margie Gillis transmet des gestes et une partition chorégraph­ique à 50 danseurs et danseuses qui proviennen­t essentiell­ement du Canada et des États-Unis
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Dans son nouveau projet, Margie Gillis transmet des gestes et une partition chorégraph­ique à 50 danseurs et danseuses qui proviennen­t essentiell­ement du Canada et des États-Unis

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