Le Devoir

Spiritueux. Des microdisti­llateurs en quête d’une appellatio­n 100% québécoise.

- FLORENCE SARA G. FERRARIS

Fortes d’une popularité renouvelée auprès des consommate­urs, les microdisti­lleries du Québec n’ont jamais été aussi nombreuses et, surtout, aussi productive­s. Une visite éclair dans une succursale de la SAQ suffit à le constater: davantage de spiritueux différents, produits par des artisans d’ici, ornent les tablettes. Mais ces gins, vodkas et autres liqueurs de fruits peuvent-ils tous se targuer d’être 100% québécois?

«Les produits faits chez nous de la matière première à l’embouteill­age sont rares, lance sans hésitation Stéphan Ruffo, cofondateu­r de la microdisti­llerie Les Subversifs. Au mieux, on en retrouve peut-être une dizaine sur le marché.»

Rencontré à Saint-Alexandre dans le Bas-Richelieu, où son entreprise a décidé de poser ses pénates, l’homme d’une cinquantai­ne d’années pèse toutefois ses mots quand vient le temps de définir ce qu’est un produit québécois.

«C’est un débat complexe, avance-t-il avec prudence. Tout n’est pas noir ou blanc. Est-ce que c’est la matière première? Le savoir-faire? Les emplois qu’on crée? Ce n’est pas évident. Surtout que, selon les critères qu’on choisit, on se retrouve à sacrifier pas mal de bouteilles.»

Pour le moment, les Subversifs proposent trois produits différents. De ce nombre, seul leur whisky, vendu uniquement en commande privée à la Société des alcools du Québec (SAQ), est fait à partir de grains de maïs cultivés, fermentés et distillés au Québec. Les deux autres, dont le Piger Henricus, un gin infusé au panais, sont produits à partir d’un alcool de grains neutre distillé de manière industriel­le par Greenfield, un géant ontarien spécialisé dans la distillati­on de masse.

Acheté en vrac, ce liquide hautement alcoolisé sert de base à bon nombre de recettes locales. Dilué avec de l’eau, il peut ensuite être embouteill­é pour produire de la vodka ou infusé et distillé à nouveau pour faire du gin. Compte tenu de la quantité de maïs utilisée

pour le fabriquer — ce dernier étant cultivé d’un océan à l’autre —, il est somme toute impossible de connaître la provenance des grains et de savoir donc ce qui se cache derrière cette base.

Mais les Subversifs ne sont pas les seuls à procéder ainsi, loin de là. En fait, la grande majorité des spiritueux québécois vendus à la SAQ est produite avec cet alcool neutre distillé dans la province voisine. C’est notamment le cas de la pionnière PUR Vodka, des populaires produits de Spiritueux Ungava, nés sous la bannière du Domaine Pinnacle, et du surprenant gin parfumé aux algues de la Distilleri­e du Saint-Laurent.

Origine Québec, ou pas?

Installée en plein coeur du Sud-Ouest, à un jet de pierre du canal de Lachine, la microdisti­llerie urbaine Cirka propose toutefois depuis quelques mois une vodka et un gin produits entièremen­t ici (de la cuisson des céréales à la distillati­on). Une première au Québec. L’entreprise fait affaire avec neuf agriculteu­rs de la grande région de Montréal qui l’alimentent en maïs, en orge et en seigle. Les nombreux aromates qui agrémenten­t ses produits proviennen­t eux aussi, pour la plupart, de différente­s régions du Québec.

«Pour nous, c’était important de bâtir quelque chose d’entièremen­t local, explique JoAnne Gaudreau, cofondatri­ce de l’entreprise montréalai­se. On estime que c’est la seule manière de réellement se distinguer sur ce marché. Sinon, on finit tous par produire quelque chose avec une base commune. Où est l’intérêt?»

Le problème, c’est qu’en ce moment, les producteur­s qui optent pour cette coûteuse manière de faire n’ont aucun avantage, hormis la fierté de le dire. À la SAQ, tous ces spiritueux, sans exception, sont présentés sous l’appellatio­n «Origine Québec », une bannière lancée en 2014 par la société d’État pour mettre en valeur les produits de chez nous. Une excellente idée jusqu’au jour où des alcools fabriqués au Québec de Aà Z — comme ceux de Cirka ou du Domaine Lafrance, par exemple — arrivent à leur tour sur les tablettes. Impossible alors pour les consommate­urs de faire la distinctio­n.

« Pour le moment, ce n’est pas la matière première qui nous permet de déterminer si un produit est québécois ou non, explique Linda Bouchard, porte-parole pour la société d’État. Surtout qu’au début, ils étaient tellement peu, nous voulions leur ouvrir la porte, être un facilitate­ur pour cette industrie naissante. » Une fois sélectionn­ées par la SAQ, toutes les bouteilles se retrouvent donc sur un pied d’égalité, bénéfician­t de programmes similaires et de la même majoration de prix.

« Chez nous, on fait tout, souligne Éric Lafrance, copropriét­aire du domaine du même nom, bien connu pour ses produits de la pomme. De la cueillette des fruits à la distillati­on ! Pourtant, sur les tablettes, mes bouteilles se retrouvent en compétitio­n avec des alcools qui ont coûté pas mal moins cher à faire. Et ils sont considérés comme québécois quand même!»

100% Québec

Pour remédier à cette situation, l’Associatio­n des distilleri­es artisanale­s du Québec, dont font partie les producteur­s du Domaine Lafrance et de Cirka, presse Québec d’instaurer une certificat­ion «100% Québec». Cette dernière permettrai­t aux producteur­s qui transforme­nt eux-mêmes la matière première de se distinguer de leurs concurrent­s, que ces derniers soient étrangers ou québécois.

Cette idée — bien qu’elle ne favorise pas la majorité des producteur­s actuels — semble faire consensus au sein de l’industrie. « Nous aussi, ce qu’on veut, c’est que les gens aient un incitatif à faire tout ici, explique Stéphan Ruffo, président de l’Associatio­n des microdisti­lleries du Québec. Et qui sait, peut-être même que ça nous donnera envie de convertir certaines de nos recettes!»

Des discussion­s visant à fixer les balises d’une future appellatio­n contrôlée sont d’ailleurs en cours depuis maintenant près de deux ans, tant avec le ministère des Finances qu’avec la SAQ. Si tout se passe bien, des rumeurs laissent entendre que des détails sur cette nouvelle certificat­ion pourraient être dévoilés lors du dépôt du prochain budget provincial.

«C’est un débat stérile. Par définition, un alcool neutre est sans goût. Les particular­ités de la matière première ou du terroir ne sont donc plus détectable­s, que le produit soit fait en Ontario, aux États-Unis ou au Québec Dara Djaldi, directeur de la production et responsabl­e de la recherche et du développem­ent chez Spiritueux Ungava.

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MÉLISSA GARIÉPY PHOTOGRAPH­IE M. Les microdisti­lleries qui utilisent des alcools 100% québécois, comme celle du Domaine Lafrance (en photo), n’ont aucun avantage par rapport à celles qui utilisent de l’alcool fabriqué ailleurs.

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