L’insanité de Duterte
Entré en fonction il y a huit mois, le président philippin Rodrigo Duterte applique une politique antidrogue répressive à outrance. La solution au problème est pourtant sociale et politique avant d’être militaire. Le cas de la Colombie le démontre clairement. Le comportement de Duterte est tout sauf utile à la fragile démocratie philippine.
Exécutions extrajudiciaires, détentions arbitraires, torture et travaux forcés sont l’ordinaire des politiques antidrogue dans plusieurs pays asiatiques où la seule consommation de stupéfiants demeure strictement criminalisée. Entre 50 et 70% des personnes emprisonnées en Indonésie, en Malaisie, au Myanmar et en Thaïlande le sont pour des crimes reliés à la drogue. Contraste frappant avec, par exemple, le Canada et les quelques États américains qui, faisant en sorte que leurs politiques punitives cèdent le pas à des approches qui prennent en considération les enjeux de santé publique, légalisent ou sont en voie de légaliser le cannabis.
Ce qui fait que la répression tous azimuts appliquée par le président Duterte est extrême sans être tout à fait exceptionnelle.
En campagne électorale, l’année dernière, M. Duterte a promis de débarrasser le pays de la drogue et du crime en six mois. Tout juste élu, il a lancé un appel explicite au meurtre de trafiquants de drogue: «Sentez-vous libres de contacter la police ou faites-le vous-mêmes si vous avez un pistolet, vous avez mon soutien.» Il a déclaré que les droits de la personne ne s’appliquaient pas aux toxicomanes parce qu’ils ne sont pas humains. Il s’est vanté d’avoir déjà lui-même fait la peau à des suspects. Emboîtant le pas à l’Indonésie, il vient de faire voter au Parlement le rétablissement de la peine de mort, qui avait été abolie en 2006. Prenant acte de la corruption qui gangrène les services policiers, il a décidé d’envoyer l’armée au front, comme au Mexique, où ladite militarisation de la lutte antidrogue est très loin d’avoir réglé le problème.
Sa rhétorique et ses politiques ont donné des résultats foudroyants, à tel point que Human Rights Watch croit qu’il pourrait s’être rendu coupable de crimes contre l’humanité au sens où l’entend la Cour pénale internationale: plus de 7000 personnes ont été tuées jusqu’à maintenant, petits trafiquants et consommateurs confondus (surtout de méthamphétamine, qui fait des ravages dans les grandes villes d’Asie), alors que plus d’un million de consommateurs et 80 000 revendeurs ont été arrêtés. Si bien que la petite criminalité a bien chuté de 42%, mais que le nombre de meurtres a augmenté de plus de 50%, conséquence de ce qu’Amnistie internationale a qualifié d’« économie de la mort» résultant d’un climat généralisé de corruption et d’impunité. Et si les sondages disent que le commun des Philippins reste acquis à la «guerre» que mène M. Duterte, ses critiques surlignent le fait que ses méthodes épargnent les seigneurs de la drogue, leurs éventuelles collusions avec les milieux politiques et leurs principaux relais que sont les barons chinois, taïwanais et hongkongais. Sur le terrain, il s’agit surtout, en effet, d’une guerre qui s’attaque aux démunis dans un archipel de 100 millions d’habitants où la croissance soutenue du PIB n’a pas fait reculer la pauvreté.
Sa guerre sous-tend du reste une dangereuse dérive autoritaire, menaçante pour la liberté de parole et les institutions démocratiques. Chef du «Parti démocratique philippin — Pouvoir populaire» (!), Rodrigo Duterte est un autre populiste bon teint qui, après avoir traité Barack Obama de «fils de pute», trouve légitimation en Donald Trump. Il vient de faire arrêter l’une de ses principales opposantes, la sénatrice Leila de Lima, pour une affaire de drogue vraisemblablement montée de toutes pièces.
Dans un monde plus sensé, M. Duterte prendrait le temps d’apprendre de l’expérience vécue par la Colombie, qui demeure à l’échelle mondiale l’un des plus grands producteurs de cocaïne. Si la lutte antidrogue soulève des enjeux de sécurité nationale, cette bataille ne peut pas être le seul fait de la police et de l’armée, écrivait récemment dans le New York Times l’ancien président colombien César Gaviria (1990-1994) dans un mea culpa pour l’incompétence avec laquelle son gouvernement et tous les autres qui l’ont suivi se sont attaqués au problème. N’aurait-il pas pu y penser plus tôt ?
Mon gouvernement, écrit M. Gaviria qui était au pouvoir à l’époque où le fameux Pablo Escobar faisait la pluie et le beau temps en Colombie, a appliqué une politique ultra-répressive, qui n’a pas seulement échoué à éradiquer la production, le trafic et la consommation de drogue, mais a créé de nouveaux problèmes. «Notre croisade antidrogue [menée avec le soutien des États-Unis] a causé la mort de dizaines de milliers de personnes. Les coûts humains ont été énormes.»
Alors quoi? La solution passe largement, dit-il, par l’amélioration de la sécurité économique et de la santé publique, par le renforcement des mesures anticorruption — s’agissant spécialement de lutter contre le blanchiment d’argent —, par des politiques de développement durable et par la décriminalisation de la consommation. Point. Comment faire pour que M. Duterte entende la voix de ce repenti?