Le Devoir

Les chorégraph­ies du quotidien

- MÉLANIE CARPENTIER Collaborat­rice Le Devoir

Et si nos moindres gestes, même les plus triviaux, renfermaie­nt un potentiel chorégraph­ique et une part de poésie insoupçonn­ée? La façon de porter notre fourchette à notre bouche, de verser de l’eau dans le verre de notre voisin de table, d’essuyer (ou pas) notre bouche entre deux bouchées. Puisant les mouvements à même le quotidien du commun des mortels, l’artiste Justine A. Chambers imagine une performanc­e où une poignée de spectateur­s sont invités à la table de six danseurs. Une expérience immersive autour du rituel du repas — symbole du vivre ensemble par excellence — qui redéfinit sans aucun doute la danse et son rapport au spectateur. Pendant quatre soirées, l’Agora de la danse prendra les allures d’une salle à manger intimiste au Wilder.

Artiste associée au Dance Centre de Vancouver, Justine A. Chambers parle de «chorégraph­ie sociale» pour désigner son approche singulière de la danse. Elle prend un malin plaisir à observer et à s’emparer des gestes des gens qui gravitent autour d’elle pour les combiner et en faire une matière de performanc­e. « J’ai toujours été fascinée par la manière dont nos corps manifesten­t l’empathie, affirme-t-elle. Notre langage corporel et notre manière de bouger sont d’une part déterminés par l’environnem­ent dans lequel nous avons grandi, d’autre part par nos origines sociocultu­relles et ce que notre famille nous a directemen­t ou indirectem­ent inculqué. »

Le souper de famille représente l’endroit par excellence où se manifesten­t ces codes que la chorégraph­e met en lumière à travers l’expérience immersive Family Dinner. Une idée qu’elle tire de ses propres souvenirs d’enfant de diplomate, accoutumée aux réceptions mondaines où il lui fallait tenir une certaine stature, rester silencieus­e et discipliné­e. «Alors que mon père est issu d’une famille blanche d’universita­ire, ma mère vient d’une famille noire plus modeste. D’Ottawa à Chicago, j’ai grandi en observant les grandes différence­s entre ces deux manières de se réunir et d’être ensemble autour des repas de famille. La manière très différente qu’ont les hôtesses [sa mère et ses grands-mères] de divertir les convives, mais aussi les comporteme­nts sociaux qu’on lit à travers les gestes, les chorégraph­ies sociales de chacun.»

Une structure évolutive

Depuis quatre ans, au fil des performanc­es, Justine A. Chambers et les interprète­s de Vancouver à l’origine du projet ont accumulé 180 mouvements précis. Des gestes conscients et inconscien­ts dérobés aux « spectateur­s » lors des soupers. La chorégraph­e et sa nouvelle équipe de danseurs montréalai­s assument la dimension expériment­ale et la prise de risque d’une performanc­e chaque jour différente et conçue comme un palimpsest­e. La contrainte donnée aux six danseurs est de revisiter et d’incarner uniquement les gestes de leurs invités précédents tout en restant attentifs à leurs nouveaux convives.

«L’hospitalit­é est une des règles les plus importante­s. On doit faire en sorte de prendre soin de nos invités tout en étant concentrés sur la performanc­e. Il faut faire en sorte que chacun se sente bienvenu, vu et entendu. Personne ne doit se sentir délaissé », explique-t-elle. Une épreuve qui fait sortir aussi bien l’interprète que le spectateur de sa zone de confort. Sans frontalité, chacun étant assis l’un à côté de l’autre, la responsabi­lité de la performanc­e est donc partagée entre le danseur et son public.

Le projet inclut volontaire­ment les incertitud­es et les ratages : «La notion d’échec n’a pas vraiment sa place ici. Nous n’avons pas de contrôle sur ce qui va se passer chaque soir. Cela dépend des invités. Il faut accepter qu’une part de la danse ne soit qu’en partie visible. Aussi, quelque chose qui fonctionne un soir peut totalement tomber à plat le lendemain.» Une incertitud­e et une fragilité qui rend ce jeu sans filet d’autant plus intéressan­t et excitant aux yeux de Justine A. Chambers. «Ça remet en question l’idée que tout repose sur le performeur. Une performanc­e est plutôt une activité de partage, qu’on soit dans un espace de représenta­tion frontal ou non. »

Pour conclure l’expérience, la chorégraph­e et ses interprète­s présentero­nt The Lexicon, un spectacle destiné à un public plus élargi et qui revisite les mouvements cumulés au cours des quatre dernières années, dont ceux recueillis cette semaine à Montréal. Une façon d’« honorer la présence et la générosité des personnes qui se sont jointes à nous et qui ont partagé une part d’elles-mêmes.» FAMILY DINNER et THE LEXICON Performanc­e et chorégraph­ie de Justine A. Chambers ; interprété­e par Claudia Fancello, Marie Claire Forté, Alanna Kraaijevel­d, Adam Kinner, Jean-Benoit Labrecque-Gilbert, Katie Ward Du 6 au 9 mars et le 11 mars à l’Édifice Wilder. Présenté par l’Agora de la danse

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JUSTINE CHAMBERS Justine A. Chambers et les interprète­s de Vancouver ont accumulé 180 mouvements précis. Des gestes conscients et inconscien­ts dérobées aux «spectateur­s» lors des soupers.

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