La déchéance d’une élite
LE DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN D’après le film de Denys Arcand. Adaptation d’Alain Farah et de Patrice Dubois. Mise en scène de Patrice Dubois. Production du Théâtre PÀP. À l’Espace Go, jusqu’au 1er avril.
La bière est sans gluten, la terreur djihadiste a remplacé la crainte de l’holocauste nucléaire, mais autrement, les femmes et (hélas) les hommes n’ont guère changé dans l’univers du Déclin de l’empire américain. Trois décennies plus tard, alors que les «X» ont remplacé les honnis baby-boomers — eux qui s’accrochent toujours à leurs postes de direction —, les relations entre les sexes et le rapport à la sexualité, centre des conversations, semblent ne pas avoir évolué. Un constat franchement désolant, si c’est réellement le cas.
On ressent donc d’abord un curieux sentiment de familiarité et d’étrangeté mêlées devant cette transposition à la fois scénique et temporelle d’un classique du septième art. (D’autant que certaines interprétations évoquent assez fortement les compositions originelles.) On reconnaît plusieurs des répliques brillantes de Denys Arcand, rafraîchies ici et là par des références actuelles ou par quelques observations bien vues. L’adaptation d’Alain Farah et de Patrice Dubois est parfois subtile, mais d’autres changements paraissent surtout cosmétiques — comme l’origine étrangère du personnage de Bruno Marcil.
En fait, au-delà des relations de pouvoir, apparemment figées dans le temps, entre hommes et femmes, le point central de cette nouvelle version s’est déplacé. C’est avec l’irruption du personnage étranger au groupe d’amis, une scène pivot, que pour moi la pièce trouve sa résonance. L’intrus cette fois n’est pas un rocker de peu de mots égaré au pays des intellos. Mais un payeur-de-taxes-en-colère (intense Alexandre Goyette) qui relaie un argumentaire concret — et sincère. Son esclandre renvoie ce clan d’universitaires et d’artistes, rendus cois, à leur impuissance, voire leur inutilité présumée. Leur outil, la parole, leur a été dérobé.
Ce Déclin ne dépeint pas seulement la désaffection d’une élite intellectuelle en mal d’idéal qui s’est réfugiée dans la sexualité, mais sa perte de pouvoir réel. En mettant en parallèle l’entrevue d’une essayiste (solide Marie-Hélène Thibault) et la fameuse séance de masturbation au sauna, autrement plus accrocheuse, la première scène semble illustrer avec quoi les discours sur les idées sont en concurrence aujourd’hui pour l’attention du public…
Porté par une belle distribution, le spectacle du PÀP a su théâtraliser sa matière, notamment en faisant parler les corps, dans un espace ouvert qui devient l’arène où vont et viennent les personnages. Des êtres par contre moins attachants, d’où une émotion moins patente en fin de course, lorsqu’une révélation vient détruire le groupe.
Le Déclin expose l’écroulement d’un univers basé sur le mensonge, «ciment» de la vie sociale et conjugale. Mais où est la vérité? La dernière scène rappelle sa nature insaisissable aujourd’hui, avec la perte du monopole du discours. Pas si simple, peut-être, de saisir sa société à l’ère floue de la post-vérité. Avec son mélange de changements et d’immobilisme, le portrait qui émerge de l’adaptation n’est pas aussi tranchant qu’il l’était en 1986. Mais le spectacle nourrit des questionnements intéressants.
Avec son mélange de changements et d’immobilisme, le portrait qui émerge de l’adaptation n’est pas aussi tranchant qu’il l’était en 1986. Mais le spectacle nourrit des questionnements intéressants.