Le Devoir

Politique, la filière étudiante

Bernard Landry, Gilles Duceppe, Louise Harel, Claude Charron et combien d’autres encore ont d’abord été des militants étudiants avant de faire le saut en politique

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Mai 68 n’a pas eu lieu au Québec. Ici, en lieu et place, les occupation­s des tout nouveaux cégeps s’enclenchen­t en octobre 1968.

L’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ), forte de ses quelque 65 000 membres, appuie le mouvement qui réclame déjà la gratuité scolaire. Plus de 7000 personnes participen­t à une manifestat­ion à Montréal le 21 octobre.

Pour répliquer à ce «phénomène nouveau de la contestati­on étudiante », le ministère de l’Éducation met en place dès l’été 1968 un comité composé de quatre fonctionna­ires. Jean-Paul Desbiens, célèbre frère Untel, en est. Tout comme Bernard Landry, président du comité de fondation de l’UGEQ en 1963.

Le comité accouche de treize cahiers sous le titre Bilan et prospectiv­e: le mouvement étudiant au Québec. Dans son mé-

moire déposé à l’UQAM en janvier 2016 (Aux origines du syndicalis­me étudiant de combat), l’historien Jaouad Laaroussi écrit qu’«une ligne de force ressort des déclaratio­ns publiques des membres de ce groupe: répondre à la contestati­on par la participat­ion». Il cite cette phrase programmat­ique de Jean-Paul Desbiens: « Les jeunes ont tendance à vouloir changer les règles du jeu dès que leur applicatio­n ne les conduit pas à gagner. Il faut refuser cette tactique et enfermer les jeunes dans les règles où l’on décide de s’enfermer soi-même.»

Le mot d’ordre semble toujours tenir pour comprendre ce qui vient de se produire avec l’entrée sur la scène électorale de Gabriel Nadeau-Dubois. Le porte-parole le plus en vue et le plus à gauche (certains diront radical) du trio de tête des leaders étudiants du Printemps érable (2012) se portera candidat à l’investitur­e pour Québec solidaire dans l’élection partielle de Gouin, à Montréal.

Il a confirmé son choix jeudi matin. Le contestata­ire participer­a donc au grand jeu politique, en suivant (ou en s’enfermant dans…) les règles établies.

Où est-ce bien le cas? Bernard Landry ne digère pas certains propos jugés radicaux sur la trahison des élites entendus dans le discours de son jeune émule.

« Quand j’étais président des étudiants de l’Université de Montréal, la devise de mon mouvement, c’était “Au service de la nation”, dit au Devoir l’ancien premier ministre. Nous étions des révolution­naires tranquille­s, déjà engagés dans le combat national québécois. Et là arrive Gabriel Nadeau-Dubois, qui nous dit que la classe politique des trente dernières années a trahi le Québec. C’est un message insultant pour René Lévesque, Jacques Parizeau et les autres. Comment peut-il tenir des propos aussi infâmes en commençant sa carrière politique? Je crois qu’il devrait s’excuser.»

« Pour qu’un leader étudiant devienne une personnali­té publique puis une figure politique, il faut une crise » Alexandre Leduc

Ceux qui font les révolution­s

Se ranger ou s’obstiner? Accepter les règles ou changer de jeu ? Révolution­ner ou réformer ?

Le dilemme fondamenta­l de l’action politique taraude les ex-leaders étudiants depuis cinq décennies. Le tirailleme­nt post-2012 a inspiré le film Ceux qui font les révolution­s à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau.

Le sous-titre du mémoire de M. Laaroussi synthétise l’écueil autrement en citant une formule-choc des années soixante-huitardes à la québécoise : «Participer, c’est se faire fourrer!» En entrevue, il explique que le mouvement étudiant québécois, unique en Amérique du Nord par sa force et son organisati­on structurée, a constammen­t oscillé entre la concertati­on, la participat­ion et la contestati­on, jusqu’aux options radicales.

Gilles Duceppe est passé de l’un à l’autre: d’abord en militant dans les groupes d’extrême gauche de stricte obédience marxiste, puis en se rangeant du côté du Bloc québécois, joueur de l’échiquier fédéral et de l’ordre constituti­onnel canadien. Le chef Duceppe a même proposé à Gabriel Nadeau-Dubois de se présenter pour sa formation en 2015. En vain.

Pour lui, le passage par le militantis­me étudiant demeure une des voies intéressan­tes et formatrice­s d’accès à la politique active. « Mais ce n’est qu’une des filières, dit-il. Bernard Landry, Louise Harel ou Jean Doré sont passés par là. Mais tous les leaders étudiants ne finissent pas députés. »

Le PQ demeure toutefois le point de chute le plus fréquent. Comme Bernard Landry, l’exchef André Boisclair a été formé à cette école du militantis­me. Tout comme Nicolas Girard et François Rebello, eux aussi rattachés au parti souveraini­ste (puis à la CAQ pour le député Rebello), mais quelques années après leurs années étudiantes. Martine Desjardins et Léo Bureau-Blouin ont fait le saut vers le PQ rapidement après la crise de 2012, le second devenant le plus jeune député de l’histoire de l’Assemblée nationale.

L’exemple de Charron

En fait, avec ou sans succès électoral, les transfuges demeurent assez rares.

«Pour qu’un leader étudiant devienne une personnali­té publique puis une figure politique, il faut une crise », résume Alexandre Leduc, auteur d’un mémoire en 2010 sur les racines syndicales du mouvement étudiant québécois.

Jaouad Laaroussi et lui citent le précédent de Claude Charron, leader étudiant des années de la chienlit québécoise vite devenu député du PQ en 1970, puis ministre, puis communicat­eur. « C’est peut-être l’exemple passé qui se rapproche le plus de celui de Gabriel Nadeau-Dubois », dit M. Leduc, qui travaille maintenant au service de la recherche de la FTQ. Lui-même s’est présenté à deux reprises pour devenir député de QS. «Charron a symbolisé l’arrivée des jeunes contestata­ires au PQ comme Nadeau-Dubois symbolise le saut de la génération de 2012 à QS.»

Alexandre Leduc a organisé une rencontre au moment du 40e anniversai­re des contestati­ons de 1968. Des leaders de chaque génération ont échangé sur leur vision du militantis­me et de ses suites.

«Les militants des années 1970, au moment où Charron était devenu député, voire ministre, le voyaient d’un très mauvais oeil. Il était rendu dans la machine. Les sauts en politiques ne sont pas toujours bien reçus au sein du mouvement étudiant, même après des décennies.»

L’histoire hoquette souvent. Jaouad Laaroussi prédit que le nouveau passage d’un monde à l’autre d’une figure de proue de la contestati­on va encore mettre en évidence les agacements par rapport à la participat­ion.

« Le choix de Gabriel Nadeau-Dubois va montrer les séparation­s qu’il y avait déjà à l’intérieur du mouvement étudiant entre une frange qui n’accepte pas l’action politique électorale et une autre qui va peut-être essayer d’embarquer avec lui dans ce projet. Mais pour lui, le choix semble naturel. Il représente une frange moins radicale de l’ASSE. Il l’a dit à plusieurs reprises: à l’intérieur du mouvement, il représenta­it plutôt la tendance réformiste que la tendance révolution­naire.»

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Des trois leaders étudiants du conflit de 2012, Gabriel Nadeau-Dubois aura été le dernier à se lancer en politique. On le voit ici avec Martine Desjardins et Léo Bureau-Blouin.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Des trois leaders étudiants du conflit de 2012, Gabriel Nadeau-Dubois aura été le dernier à se lancer en politique. On le voit ici avec Martine Desjardins et Léo Bureau-Blouin.

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