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Immigrants et autochtones jouent aux « livres humains » à emprunter pour découvrir leurs réalités
Culture › Bibliothèque vivante. Immigrants et autochtones jouent aux «livres humains» à emprunter pour découvrir leur réalité.
Plonger dans l’histoire personnelle de nouveaux Montréalais et d’autochtones comme on découvre un récit inusité dans un bouquin emprunté à la bibliothèque? C’est le concept derrière l’expérience de «livres humains» menée à Bibliothèque et Archives nationales du Québec jusqu’à la fin de mars.
Installée sur un banc de bois sculpté du grand hall lumineux de la Grande Bibliothèque, la Camerounaise Asta joue au livre ouvert. Du moins le temps de quelques rencontres, où, dans le cadre du volet «bibliothèque vivante» de l’établissement, elle se racontera à un «emprunteur» venu feuilleter quelques chapitres de son histoire.
Pendant l’événement Tourner la page pour entendre, de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), qui se tient sur le thème de la diversité culturelle, des immigrants aux études à Concordia ainsi que des autochtones de la métropole deviennent des «livres humains» et confient un pan de leur histoire personnelle. Un geste aussi modeste qu’important dans un monde bouillonnant où tout se côtoie sans se comprendre.
Asta est au Canada depuis deux ans. Fille de diplomates, elle a grandi en Belgique, avant de vivre 12 ans à New York. La voici en voie de devenir professeure de français… pour les nouveaux arrivants.
«Je trouve que la métaphore du livre est super juste, raconte Asta, après avoir passé une trentaine de minutes avec une dame péruvienne. Si on m’objectifie en tant que livre, je dis “tant mieux”, parce que ça va attirer plus de gens. Déjà, on devrait lire plus, mais pour ceux qui n’aiment pas lire, c’est une possibilité de venir partager avec un “livre”. C’est mieux que de s’asseoir dans un coin. Les gens doivent parler plus, je trouve. »
Se parler un à un, créer un contact tout simple et sans obligations. Et aller à la rencontre de réalités qu’on ne connaît pas ou qu’on connaît mal.
Ce concept du jeu avec un «livre humain» vient du Danemark, mais déjà l’Université
Concordia avait tenté l’expérience en 2011. BAnQ a fait appel à leur expertise pour cette nouvelle édition, qui s’étire jusqu’à la fin de mars mais qui devrait revivre éventuellement, nous dit la chargée de projet Marie-Pierre Gadoua.
«Un de nos emprunteurs nous a dit que, de nos jours, les contacts entre les humains sont beaucoup déterminés par les réseaux sociaux, par Internet, par le cinéma, raconte Mme Gadoua. On conçoit l’autre à travers ces prismes-là, qui créent des distorsions. Mais avec des activités comme ça, on revient à l’essence même de l’échange entre humains. »
À Concordia, le directeur de la vie étudiante, Andrew Woodall, a participé au projet, entre autres en recrutant des étudiants disposés à devenir «livre humain». Il y voit une «réponse aux maux de notre société».
Dans une précédente vie, il avait lancé une OSBL qui luttait contre le décrochage grâce au mentorat. «Quand on met deux personnes ensemble avec une structure qui leur donne la chance d’aller quelque part dans une conversation, c’est extraordinaire ce qui se passe, raconte M. Woodall. Le contact humain entre deux personnes, c’est de plus en plus important, et c’est aussi de plus en plus difficile. On a des vies qui sont très occupées, on habite dans une grande ville, on n’a pas le temps de rencontrer quelqu’un qui n’est pas dans notre cercle immédiat, et donc probablement différent de nous.»
Dialogue
À la différence du livre en papier, avec qui la communication va dans un seul sens, les «livres humains» peuvent aussi nous poser des questions, échanger. C’est d’ailleurs ce qu’Asta et Marie-Pierre Gadoua ont rapidement noté. Les récits deviennent vite des dialogues.
«On dit “livres humains”, mais si une personne s’assoit en face de moi, on va tous les deux être des livres, rigole Asta. On se pose des questions, c’est un partage. Ce n’est pas moi qui parle à quelqu’un de silencieux, c’est toujours un échange.»
Si les gens sont timides, elle entame l’échange en parlant de son intégration, de ses voyages, de sa famille, de ses passe-temps. D’autres, raconte Marie-Pierre Gadoua, amènent des objets de leur culture, des photos, des tissus.
Les « emprunteurs », eux, sont assez variés. Il y a des Montréalais d’origine avides de rencontres, des immigrants qui veulent partager leur expérience. Mme Gadoua fait aussi un effort, quand il y a un espace libre dans l’horaire, pour intégrer des itinérants ou des personnes seules, qui peuplent fréquemment BAnQ.
« Une dame est venue nous quêter des sous. On a dit : “non, on n’en a pas vraiment, mais voulezvous participer?” Avec moi, Ismahen avait un vêtement traditionnel avec de la broderie. J’ai organisé une petite date, la dame a fait l’exercice pendant cinq minutes, et elle est repartie avec quelque chose qui valait beaucoup plus que les 2$ qu’on aurait pu lui donner. Elle est partie avec un contact humain chaleureux, et une nouvelle connaissance sur la broderie chez les femmes en Algérie!»
En théorie, les discussions ne sont pas politiques, mais humaines, bien que derrière l’immigration se cachent souvent des conflits internationaux.
Pour Andrew Woodall, de Concordia, «le résultat parfait serait que quelqu’un sorte d’une rencontre en se disant qu’il vient de comprendre qu’il y a des êtres humains derrière les grands conflits qui se passent dans le monde». Pour ça, peut-être qu’on n’aura pas de trop d’une bibliothèque humaine complète. TOURNER LA PAGE POUR ENTENDRE Dans le hall de BAnQ, tous les jeudis jusqu’au 30 mars, de 12 h à 15h30. Réservations nécessaires. www.banq.qc.ca