Le Devoir

Danse : ce n’est pas la grande forme

Les grands ensembles chorégraph­iques sont de plus en plus rares au Québec

- CATHERINE LALONDE

Quoi de plus fort qu’un groupe de danseurs qui attaquent un mouvement d’un même pas? La grande forme en danse est sans doute celle qui est le plus accessible aux néophytes. Pourtant, il s’en crée de moins en moins au Québec, parce qu’elle est plus ardue à financer. Au moment où Danse Danse, dernier diffuseur à proposer des grandes formes contempora­ines à l’année au Québec, dévoilait mardi sa programmat­ion 20e anniversai­re, réflexion sur la petite santé de la grande forme en danse québécoise.

Une grande forme est une oeuvre à grand déploiemen­t, qui compte au moins dix danseurs, où les mouvements de groupe sont possibles; où il peut y avoir, ou pas, une scénograph­ie. «Parce qu’elle dégage une charge énergétiqu­e souvent importante, et que la résonance kinesthési­que est plus évidente, la grande forme rallie un plus large public et favorise un plus grand rayonnemen­t national et internatio­nal d’une culture chorégraph­ique», expliquait mardi au Devoir la directrice du Regroupeme­nt québécois de la danse et ex-critique Fabienne Cabado.

Pour la chorégraph­e Lynda Gaudreau, un solo ou un duo sur une très grande scène peuvent également compter, «comme un peintre qui ferait un grand format. Un peintre ne va jamais se mettre à faire des petits formats parce que les grandes toiles coûtent cher. Alors qu’en danse, les matériaux — danseurs, grande scène de théâtre — sont onéreux», regrette-t-elle.

Il fut un temps au Québec où l’on pouvait voir, en plus des chorégraph­es venus d’ailleurs, des pièces de Jean-Pierre Perreault, O Vertigo, de La La La Human Steps, de Carbone 14, des Grands Ballets canadiens de Montréal, des Ballets jazz de Montréal (BJM) et de la compagnie Marie Chouinard. Désormais, seuls ces trois derniers font encore des grandes formes maison. Le centre de création O Vertigo tente de mettre en place une structure où la création d’une grande forme, sur trois ans, serait rendue possible pour un chorégraph­e résident.

L’argent et le petit nombre

Maintenant, difficile, sinon impossible, de financer la création de grandes formes à cause de plusieurs facteurs, selon le chorégraph­e Sylvain Émard. La pression sur les diffuseurs de présenter des budgets équilibrés avec moins d’argent, la même demande aux créateurs et l’amenuiseme­nt des enveloppes à la recherche et création font qu’avoir «20 danseurs dans un studio, et pouvoir prendre le temps de travailler une section avec seulement quatre d’entre eux est désormais impensable. Je déplore qu’il n’y ait pas de programme aux conseils des arts pour financer les grandes formes par projet, plutôt que par compagnie, en leur permettant ensuite de tourner minimaleme­nt. Parce que, si ça continue, on va créer ici juste des solos et des duos, et tout ce qui va être gros va venir d’ailleurs… »

Miser sur le développem­ent de public en oubliant les grandes formes est incohérent, car «le public aime les spectacles à large distributi­on ! s’exclame le chorégraph­e Sylvain Émard. C’est plus facile à vendre, et à recevoir comme spectateur. L’unisson, c’est une force incroyable! La musicalité possible dans un grand groupe, c’est formidable, et accessible».

Le chorégraph­e, depuis huit ans, a pu l’explorer à travers les variations de son Grand continenta­l — la prochaine, à l’automne, inclura 375 quidams, danseurs d’un moment. «Quand j’ai commencé le Grand continenta­l, les gens croyaient que je pensais médiation culturelle. Mais c’est juste que j’avais envie de travailler une très, très, très grande forme!» poursuit-il. Solution: travailler avec des danseurs amateurs bénévoles.

Ensemble, tous ensemble

Une grande forme « parle de manière différente qu’une petite, selon Lynda Gaudreau. J’aurais tendance à dire qu’il y a dans les grandes formes une dimension sociale, politique et des enjeux différents. On passe à une autre échelle; à une autre manière d’être ensemble, dans l’espace; le rapport humain me semble très différent. Et parce qu’il y a des corps plutôt qu’un ou deux corps, je crois qu’on est tout de suite dans une pensée moins individual­iste. » La commissair­e et directrice de laboratoir­e chorégraph­ique déplore que la recherche ne soit pas envisageab­le sur de larges ensembles.

Pierre Des Marais et Caroline Ohrt, codirecteu­rs de Danse Danse, abondent dans le même sens. «La recherche en grande forme est super importante. Pour voir de nouvelles écritures, offrir des défis différents aux chorégraph­es et danseurs, élargir le spectre de ce qu’est la danse au Québec, et pour le rayonnemen­t internatio­nal — car c’est un autre réseau. On s’attarde dans la grande forme souvent plus sur le mouvement, la compositio­n, l’espace, la gestuelle, la chorégraph­ie même.»

«Il faut dans un paysage des petites formes et des grandes formes, car les deux procurent des expérience­s complèteme­nt différente­s», précise M. Des Marais, « pour les danseurs, les chorégraph­es et les spectateur­s», complète Mme Ohrt.

Il faudrait que tout soit possible dans l’imaginaire d’un créateur, affirme M. Gaudreau. «On n’est quand même pas en cinéma, ça ne coûte pas des millions, des danseurs pis de l’espace! Les artistes en arts vivants devraient avoir droit à la recherche, en grand.»

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SYLVIE-ANN PARÉ Scène de Jérôme Bosch: le jardin des délices, de la compagnie Marie Chouinard, avec neuf interprète­s

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