Danse : ce n’est pas la grande forme
Les grands ensembles chorégraphiques sont de plus en plus rares au Québec
Quoi de plus fort qu’un groupe de danseurs qui attaquent un mouvement d’un même pas? La grande forme en danse est sans doute celle qui est le plus accessible aux néophytes. Pourtant, il s’en crée de moins en moins au Québec, parce qu’elle est plus ardue à financer. Au moment où Danse Danse, dernier diffuseur à proposer des grandes formes contemporaines à l’année au Québec, dévoilait mardi sa programmation 20e anniversaire, réflexion sur la petite santé de la grande forme en danse québécoise.
Une grande forme est une oeuvre à grand déploiement, qui compte au moins dix danseurs, où les mouvements de groupe sont possibles; où il peut y avoir, ou pas, une scénographie. «Parce qu’elle dégage une charge énergétique souvent importante, et que la résonance kinesthésique est plus évidente, la grande forme rallie un plus large public et favorise un plus grand rayonnement national et international d’une culture chorégraphique», expliquait mardi au Devoir la directrice du Regroupement québécois de la danse et ex-critique Fabienne Cabado.
Pour la chorégraphe Lynda Gaudreau, un solo ou un duo sur une très grande scène peuvent également compter, «comme un peintre qui ferait un grand format. Un peintre ne va jamais se mettre à faire des petits formats parce que les grandes toiles coûtent cher. Alors qu’en danse, les matériaux — danseurs, grande scène de théâtre — sont onéreux», regrette-t-elle.
Il fut un temps au Québec où l’on pouvait voir, en plus des chorégraphes venus d’ailleurs, des pièces de Jean-Pierre Perreault, O Vertigo, de La La La Human Steps, de Carbone 14, des Grands Ballets canadiens de Montréal, des Ballets jazz de Montréal (BJM) et de la compagnie Marie Chouinard. Désormais, seuls ces trois derniers font encore des grandes formes maison. Le centre de création O Vertigo tente de mettre en place une structure où la création d’une grande forme, sur trois ans, serait rendue possible pour un chorégraphe résident.
L’argent et le petit nombre
Maintenant, difficile, sinon impossible, de financer la création de grandes formes à cause de plusieurs facteurs, selon le chorégraphe Sylvain Émard. La pression sur les diffuseurs de présenter des budgets équilibrés avec moins d’argent, la même demande aux créateurs et l’amenuisement des enveloppes à la recherche et création font qu’avoir «20 danseurs dans un studio, et pouvoir prendre le temps de travailler une section avec seulement quatre d’entre eux est désormais impensable. Je déplore qu’il n’y ait pas de programme aux conseils des arts pour financer les grandes formes par projet, plutôt que par compagnie, en leur permettant ensuite de tourner minimalement. Parce que, si ça continue, on va créer ici juste des solos et des duos, et tout ce qui va être gros va venir d’ailleurs… »
Miser sur le développement de public en oubliant les grandes formes est incohérent, car «le public aime les spectacles à large distribution ! s’exclame le chorégraphe Sylvain Émard. C’est plus facile à vendre, et à recevoir comme spectateur. L’unisson, c’est une force incroyable! La musicalité possible dans un grand groupe, c’est formidable, et accessible».
Le chorégraphe, depuis huit ans, a pu l’explorer à travers les variations de son Grand continental — la prochaine, à l’automne, inclura 375 quidams, danseurs d’un moment. «Quand j’ai commencé le Grand continental, les gens croyaient que je pensais médiation culturelle. Mais c’est juste que j’avais envie de travailler une très, très, très grande forme!» poursuit-il. Solution: travailler avec des danseurs amateurs bénévoles.
Ensemble, tous ensemble
Une grande forme « parle de manière différente qu’une petite, selon Lynda Gaudreau. J’aurais tendance à dire qu’il y a dans les grandes formes une dimension sociale, politique et des enjeux différents. On passe à une autre échelle; à une autre manière d’être ensemble, dans l’espace; le rapport humain me semble très différent. Et parce qu’il y a des corps plutôt qu’un ou deux corps, je crois qu’on est tout de suite dans une pensée moins individualiste. » La commissaire et directrice de laboratoire chorégraphique déplore que la recherche ne soit pas envisageable sur de larges ensembles.
Pierre Des Marais et Caroline Ohrt, codirecteurs de Danse Danse, abondent dans le même sens. «La recherche en grande forme est super importante. Pour voir de nouvelles écritures, offrir des défis différents aux chorégraphes et danseurs, élargir le spectre de ce qu’est la danse au Québec, et pour le rayonnement international — car c’est un autre réseau. On s’attarde dans la grande forme souvent plus sur le mouvement, la composition, l’espace, la gestuelle, la chorégraphie même.»
«Il faut dans un paysage des petites formes et des grandes formes, car les deux procurent des expériences complètement différentes», précise M. Des Marais, « pour les danseurs, les chorégraphes et les spectateurs», complète Mme Ohrt.
Il faudrait que tout soit possible dans l’imaginaire d’un créateur, affirme M. Gaudreau. «On n’est quand même pas en cinéma, ça ne coûte pas des millions, des danseurs pis de l’espace! Les artistes en arts vivants devraient avoir droit à la recherche, en grand.»