La personne derrière son statut
Comment le cirque contribue à faire éclore la personnalité de jeunes immigrants
Les yeux bridés de Derek Opalec, un ado de 15 ans plutôt timide et réservé, se sont grand ouverts lorsqu’il a essayé pour la première fois son numéro de beatbox dans un vrai micro. «Il n’est pas très expressif, mais j’ai vu son regard s’allumer…», raconte Claudel Doucet, une artiste de cirque, metteure en scène d’un spectacle interdisciplinaire avec des élèves en classe d’accueil à l’école secondaire Paul-Gérin-Lajoie-d’Outremont (PGLO). « J’ai senti qu’il se passait quelque chose en lui. Je savais qu’il n’allait pas rester juste 15 minutes, qu’il allait vouloir rester des heures. »
Leur permettre de s’affirmer à travers l’art et de faire ressortir leur personnalité pour qu’ils soient enfin autre chose qu’uniquement des «immigrants», c’est
ce que souhaitait justement Claudel Doucet en créant Que nous soyons, une oeuvre interdisciplinaire qui met en scène un duo d’acrobates professionnels qui font du main à main et des performances en paroles, mouvements et musique d’une quinzaine de jeunes en francisation âgés de 13 à 17 ans. Soutenu par Les 7 doigts de la main et LA SERRE — arts vivants, ce spectacle présenté jeudi soir à la bibliothèque de l’école PGL) s’inscrit dans la programmation officielle des célébrations du 375e anniversaire de Montréal.
«J’avais envie de travailler avec la diversité», explique l’artiste formée à l’École nationale du cirque qui, après des années de tournées en Europe et dans le monde, notamment avec le Cirque du Soleil, a senti le besoin de se poser à Montréal pour entreprendre des études universitaires. Après avoir passé dix ans en transit en Allemagne, en Suisse, au Japon et même en Belgique, où elle a récemment cofondé la Cie du Poivre Rose, elle est bien placée pour comprendre ce que c’est que d’être déraciné.
Contraintes et occasions
Pour sa création, elle s’est d’ailleurs amusée à jongler avec les thèmes de l’occasion et de la contrainte, qui siéent parfaitement au monde du cirque, mais également à toute expérience migratoire. « Ces jeunes sont dans une situation où ces deux termes-là prennent tout leur sens. Ils arrivent dans un nouveau pays qui comporte plein de nouvelles occasions, mais plein de contraintes et d’obstacles, comme la langue, la culture », souligne-t-elle. La discipline du main à main lui semblait toute désignée pour parler de l’interdépendance et du vivre ensemble. « Ça raconte tellement de choses sur la condition humaine et nos liens. Sur la façon d’affronter les dangers et les risques qu’on prend. Pour réussir des figures à deux, ça prend de la confiance et de la collaboration. »
Arrivé de l’Iran il y a deux ans, Arvin Saeidi a vu le Canada comme une occasion. « Notre famille a choisi de venir ici parce que c’est bien mieux. On peut avoir une vie plus belle. Chez moi, le gouvernement… C’est très difficile. Si je restais là-bas, je devais faire le service militaire, c’est obligatoire. Ici, je peux aller à l’école », dit-il. Pour lui, le spectacle Que nous soyons parle «des portes qui s’ouvrent pour nous », ajoute le garçon de 14 ans, malgré que la langue soit un obstacle important.
À l’opposé, Derek a appris au dernier moment qu’il allait changer de vie et immigrer au Canada avec sa mère. Sans son père. « C’était le choix de ma mère», dit-il, se gardant d’entrer dans les détails. Une « surprise » qui a mis en exergue les contraintes de sa nouvelle vie d’immigrant. Le plus grand obstacle qu’il a eu à surmonter ? «Le froid», répond-il sans hésiter, en ouvrant grand les yeux.
Encore des défis
Des contraintes — elle préfère dire des « défis » —, Claudel Doucet en a surmonté quelques-unes. Notamment celle de bâtir un spectacle avec des jeunes non professionnels aux parcours atypiques, qui n’ont bien souvent pas choisi d’être là où ils sont. « J’ai compris que pour la première fois de ma vie j’allais travailler avec des gens qui n’ont pas complètement choisi d’être dans le projet », souligne-t-elle. « J’ai essayé d’être le plus possible à l’écoute, de leur demander s’ils avaient envie de témoigner et de se livrer. On n’a forcé personne. »
Elle a abordé ces jeunes comme des individus à part entière, avec une personnalité propre, et non pas au regard de leur nationalité ou de leur parcours migratoire. « J’ai essayé d’avoir le moins d’a priori possible. Je ne voulais pas les voir en victimes. Je voulais les regarder à ma hauteur, d’égal à égal.» Les jeunes ont eu à écrire des textes définissant leur identité, dont l’artiste de cirque — jadis spécialiste de la contorsion sur tissus aériens — s’est inspirée.
L’enseignante de la classe d’accueil, Nathalie Vézina, a quant à elle vu dans ce projet artistique toute une occasion. «Ce sont des projets qui les font sortir du cadre scolaire. On voit des choses intéressantes. On voit leurs talents, leurs forces. Je comprends mieux qui ils sont vraiment.» En perte de repères, ces jeunes ont aussi l’occasion de tisser des liens avec des adultes signifiants qui évoluent dans la « vraie vie », que ce soit le technicien de son, le concepteur vidéo. «Je suis contente de faire vivre ça aux jeunes, mais je suis tout aussi contente d’amener mes gens [des arts et de la scène] à l’école», se réjouit Claudel Doucet. « Le concepteur sonore travaille avec les Dead Obies et fait du beatbox avec Derek. J’ai trouvé ça le fun qu’ils se rencontrent. »
Venir au monde
Pour Nathalie Vézina, qui n’en est pas à sa première collaboration artistique, de tels projets viennent nécessairement titiller la fibre artistique de plusieurs élèves, même les moins participatifs. «Ça leur donne une place, une présence, une voix. Ça leur permet de venir au monde ici », croit-elle. «C’est une porte d’entrée privilégiée pour travailler l’oral avec les élèves, mais aussi leur perception d’eux-mêmes, leur identité, leur sentiment d’appartenance au Québec. »
Quand on demande à Arvin s’il se sent Québécois, il répond que ça n’y est pas encore. « Je ne parle pas comme eux et je n’ai pas encore mon passepor t ». Questionné à son tour sur son identité, Derek se contente de répondre tout simplement : « Je me sens moi-même. » Pour Claudel Doucet, c’est mission accomplie.