Le Devoir

Le Québec se prive de compétence­s

Chaque année, 1300 immigrants renoncent à exercer leur profession, découragés par les règles de reconnaiss­ance de leur diplôme

- ISABELLE PORTER

Confus, inutilemen­t complexes, irréaliste­s… Les mécanismes de reconnaiss­ance des diplômes et formations des immigrants doivent être revus «en profondeur» selon un rapport du Commissair­e aux plaintes de l’Office des profession­s.

«Les ordres doivent éviter le réflexe de considérer ce qui est différent comme étant moins pertinent et ayant moins de valeur», avance notamment le commissair­e aux plaintes André Gariépy dans un rapport déposé en février.

Au Québec, 46 profession­s sont réglementé­es par des ordres profession­nels (médecin, ingénieur, avocat, architecte, etc.). Pour pouvoir travailler dans leur domaine, les candidats formés à l’étranger doivent obtenir leur accord.

Les reproches du commissair­e concernent surtout ce qu’on appelle les «reconnaiss­ances partielles». Sur les 4500 candidats qui tentent d’intégrer un ordre du Québec chaque année, près de 3000 obtiennent une reconnaiss­ance de leurs acquis à condition qu’ils suivent une formation ou participen­t à un stage complément­aire.

Or il s’agit d’exigences souvent inaccessib­les et d’une durée trop longue, déplore le commissair­e. Dès lors, la moitié d’entre eux abandonnen­t en cours de route, soit l’équivalent de 1300 personnes par an (28 % des candidats).

Pour documenter la chose, le Commissair­e a soumis aux 46 ordres profession­nels du Québec un questionna­ire sur leurs pratiques. Il en conclut que leurs façons de faire doivent faire l’objet d’une «révision d’ensemble».

À titre d’exemple, certains ordres imposent

Le Commissair­e aux plaintes de l’Office des profession­s pose un jugement sévère

des examens, entrevues ou stages « automatiqu­ement » et «sans même avoir évalué le dossier du candidat ou de la candidate », écrit-il. Une façon de faire qui « réduit les possibilit­és » de reconnaiss­ance pour certains d’entre eux.

Cela fait en sorte, note-t-il, que des candidats peuvent « se faire imposer » des formations qu’ils ont déjà eues. Il ajoute que certains ordres « omettent » de mentionner que les candidats peuvent faire réviser une décision.

Ailleurs, il avance que les membres du personnel de certains ordres «ne maîtrisent pas suffisamme­nt le contenu de leurs règlements ou ne les interprète­nt pas correcteme­nt.»

La faute à qui ?

Du côté des ordres, on dit que c’est une « très grande préoccupat­ion », mais que la faute ne leur incombe pas uniquement. «Le problème, c’est l’accès aux stages», avance la porte-parole du Conseil interprofe­ssionnel qui les représente, Guylaine Desrosiers, ellemême une ancienne présidente de l’Ordre des infirmière­s. Or il n’y a pas assez de stages offerts, dit-elle. «L’Ordre prescrit le stage en fonction de son règlement, mais n’est pas responsabl­e de le donner. […] Une fois qu’on l’a prescrit, si personne ne veut le donner, qu’est-ce qu’on fait ? On a écrit des lettres et des lettres aux ministères de l’Éducation, de la Santé. [… ] Est-ce que le ministre de la Santé est préoccupé par les centaines de personnes qui attendent pour avoir un stage?»

Dans son rapport, le commissair­e note en effet que, dans certains cas, « le candidat ou la candidate doit attendre plusieurs mois, voire plusieurs années pour avoir accès au stage nécessaire pour obtenir un permis». Toutefois, il ajoute plus loin que la problémati­que des stages ne suffit pas à expliquer l’ensemble des blocages auxquels font face les candidats.

Pour ce qui est du reste, Mme Desrosiers ajoute que les ordres n’ont pas le pouvoir de modifier seuls leurs règlements. «L’Ordre applique un règlement par exemple sur un cours de trente crédits ou un stage de trois mois. Ça, c’est dans un règlement qui est analysé par l’Office des profession­s et approuvé par le Conseil des ministres, et on ne peut pas le changer de façon unilatéral­e. »

Interrogé là-dessus, le commissair­e aux plaintes concède que les ordres doivent effectivem­ent faire approuver tout changement par l’Office des profession­s (OP), mais affirme que ça ne les empêche aucunement d’amorcer des changement­s.

«Ce n’est pas parce que les changement­s doivent être approuvés par l’Office des profession­s que ça ne bouge plus et que ça contraint tout le monde. Les ordres peuvent amorcer des changement­s. »

Or à cet égard, Mme Desrosiers souligne que certains ordres ont dit en commission parlementa­ire que des règlements « prenaient des années à être révisés, même après avoir été envoyés à l’Office des profession­s». À son avis, il doit y avoir «au plus haut sommet» un fonctionne­ment interminis­tériel pour des « solutions concrètes ».

Un projet de loi priorisé

Ces divergence­s se manifesten­t alors que le Commissair­e aux plaintes s’apprête à voir ses pouvoirs accrus avec l’adoption prochaine du projet de loi 98. Ce projet de loi qui vise les ordres profession­nels élargit les compétence­s du commissair­e dans le dossier de la reconnaiss­ance des diplômes et formations des immigrants.

Rappelons que le gouverneme­nt libéral a tenu à faire passer le projet de loi 98 en priorité devant le projet de loi 62 sur les signes religieux. Deux semaines après l’attentat de Québec, le premier ministre avait demandé à la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, de consacrer toutes ses énergies à le « bonifier ». «Le [projet de loi] 98, on le remet à l’avant-plan parce qu’il parle d’inclusion. […] Il y a certaineme­nt un enjeu d’accès aux profession­s. Alors, on s’attarde là-dessus », avait-il souligné.

Le projet de loi en est actuelleme­nt à l’étape de l’étude détaillée en commission parlementa­ire, mais dans les rangs de l’opposition on ne voit pas en quoi il va vraiment changer les choses. Selon Carole Poirier, du Parti québécois, le ministère doit aller plus loin et constituer un «guichet unique» pour les nouveaux arrivants. «Il faut faire en sorte qu’ils n’aient plus à cogner à 22 portes», dit-elle en comparant le parcours actuel à une tour de Babel. « Le projet de loi 98 ne va pas régler le problème. »

À la Coalition avenir Québec (CAQ), on dit carrément que le gouverneme­nt a « abandonné les immigrants». «Ce n’est pas uniquement une responsabi­lité des ordres profession­nels », tranche le député Simon Jolin-Barette. «On n’a pas investi suffisamme­nt de ressources pour les intégrer. Il y a une responsabi­lité gouverneme­ntale très importante dans ce dossier-là.»

Les ordres peuvent imposer un stage au profession­nel immigrant, mais ce ne sont pas eux qui les offrent, ce n’est pas de leur ressort

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