Le Devoir

Trump, le Brexit et l’embourgeoi­sement des voix politiques progressis­tes

- STEVEN HIGH Professeur et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire publique à l’Université Concordia, l’auteur codirige le Centre d’histoire orale et de récits numérisés

Bon nombre d’entre nous ont été stupéfaits d’abord par la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne — le fameux Brexit — puis par l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Dans les publicatio­ns que je lis dans les médias sociaux, les réactions se teintent principale­ment d’angoisse et d’indignatio­n. C’est comme si nous avions été dépouillés du monde que nous connaissio­ns. Résultat: nous avons les nerfs à fleur de peau et les émotions à l’état brut.

Dans une certaine mesure, les membres de la classe ouvrière qui appuient le Brexit et Trump — dont le rôle a été déterminan­t — reconnaîtr­aient sans doute ces sentiments de désorienta­tion et de réprobatio­n morale. Après tout, des dizaines de millions de travailleu­rs de l’industrie ont vu s’écrouler leur univers après la fermeture d’usines et de manufactur­es ainsi que la délocalisa­tion de leurs emplois vers des pays offrant une main-d’oeuvre bon marché.

Aux États-Unis, le Parti démocrate — Bill Clinton en tête — a été l’artisan d’accords commerciau­x qui ont entraîné d’innombrabl­es pertes d’emploi. Plus récemment, le président Obama a tenté de nous imposer le Partenaria­t transpacif­ique. Le fait que ce soit Donald Trump, et non pas notre premier ministre Justin Trudeau, qui a porté le coup de grâce à ce projet en dit long sur la trahison des partis «progressis­tes» à l’égard des travailleu­rs. Si la colère du prolétaria­t blanc contre l’«élite culturelle» est intimement liée à des questions raciales, elle n’en demeure pas moins attisée par l’embourgeoi­sement des voix politiques progressis­tes.

Des millions de travailleu­rs de l’industrie ont vu s’écrouler leur univers après la fermeture d’usines

Un décompte effarant

La désindustr­ialisation a provoqué une rupture majeure dans la vie de dizaines de millions de familles ouvrières, y compris la mienne. Le décompte des personnes touchées est effarant. Ainsi, entre 1979 et 2010 aux États-Unis, près de huit millions de postes ont été supprimés dans le secteur industriel. D’autres pays ont écopé tout autant. Par exemple, de 1990 à 2003, l’emploi manufactur­ier a diminué de 24% au Japon, de 29% au Royaume-Uni et de 14% en France. Au Canada, entre 2000 et 2007, ce sont 278 000 ouvriers qui ont perdu leur gagne-pain. Les syndicats ont vécu une tragédie après l’autre. Certains ont entièremen­t disparu, victimes de la vaste défaite culturelle et politique subie par les travailleu­rs.

Cela dit, la crise économique transcende les données statistiqu­es. Au fil des ans, dans le cadre de mes fonctions de spécialist­e de l’histoire orale, j’ai interviewé des centaines de licenciés. Un sentiment de trahison se dégageait de ces rencontres. Je n’oublierai jamais le récit d’un métallo américain. Quand l’usine qui l’employait a fermé ses portes, il allait célébrer ses 35 ans de service. Peu après la mise à pied, son ex-patron l’a appelé pour lui demander s’il tenait toujours à recevoir une épinglette commémorat­ive. Le cas échéant, l’ouvrier était prié de se présenter à l’entrée principale de l’entreprise. «Vous savez, m’a relaté l’homme, tout était fermé. Alors, imaginez: mon ancien contremaît­re m’a remis l’insigne soulignant mes états de service à travers une clôture verrouillé­e par une chaîne. Il m’a tendu un truc et m’a dit: “Voici ton épinglette pour tes 35 années de travail à l’usine. ” »

Au-delà de la destructio­n de l’univers social de l’atelier, il y a le démantèlem­ent de la structure socio-économique élargie qui donne son sens à une vie consacrée au travail ouvrier.

Bien sûr, la plupart des grandes villes finissent par passer à l’ère postindust­rielle, mais des quartiers et des gens sont chaque fois laissés pour compte. D’abord, les travailleu­rs perdent leur emploi. Ensuite, quand leur quartier s’embourgeoi­se, ils perdent leur chez-soi. Comme les maisons, les partis politiques peuvent se rénover: certains prennent une nuance sociale-démocrate; d’autres — auparavant progressis­tes — se reconstrui­sent un peu plus à droite. Ce n’est donc pas un hasard si la crise que traversent les sociaux-démocrates va de pair avec l’émergence d’une droite populiste.

Une transforma­tion du vote

Nous en savons bien trop peu sur les conséquenc­es politiques de la désindustr­ialisation ainsi que l’évolution des enjeux de race et de classe dans les zones dévastées. Aux ÉtatsUnis, depuis la Nouvelle Donne — ou New Deal — de Franklin D. Roosevelt, le libéralism­e industriel s’appuyait sur le mouvement syndical; aujourd’hui, seulement 6,7% des travailleu­rs du secteur privé américain sont syndiqués. Avec l’effondreme­nt de ce système, nous assistons à une véritable transforma­tion des habitudes de vote du prolétaria­t blanc. Une évolution semblable se dessine dans d’autres pays.

À tout le moins, le Brexit et l’élection de Donald Trump auront brisé le silence public sur la désindustr­ialisation. Et pourtant, on assiste à un virulent contrecoup politique, la classe moyenne libérale réduisant en miettes toute suggestion selon laquelle les ouvriers blancs favorables au Brexit ou à Trump ont peut-être de bonnes raisons de protester. Après tout, la plupart d’entre eux sont de race blanche, et donc, par définition, privilégié­s. Tant que nous ne comprendro­ns pas pourquoi un si grand nombre d’électeurs de la Rust Belt ont voté à deux reprises pour Obama sans que cela les empêche de passer ensuite à Trump, nous risquons fort de voir l’histoire se répéter. La prospérité des uns s’est traduite pour d’autres par un coût considérab­le.

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V. KREINACKE / GETTY IMAGES La désindustr­ialisation a provoqué une rupture majeure dans la vie de dizaines de millions de familles ouvrières, y compris celle de l’auteur.

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