Coup dur pour la lutte antimafia
La Couronne suspend les accusations contre 36 personnes arrêtées dans l’opération Clemenza
Une des plus importantes enquêtes des dernières années visant la mafia montréalaise a subi un coup dur, lundi, avec l’arrêt des procédures contre 36 personnes accusées d’une série de crimes, dont gangstérisme, enlèvement, possession d’armes et trafic de stupéfiants.
Trente-cinq des individus arrêtés dans l’opération Clemenza, considérés comme des proches de la mafia, sont désormais libres (un autre accusé est mort). Liborio Cuntrera, de Laval, fils d’Agostino Cuntrera, assassiné en 2010, fait partie de ceux contre lesquelles les accusations ont été abandonnés.
Des accusations liées au trafic d’importantes quantités de drogue sont maintenues contre 11 accusés. La Couronne doit divulguer la preuve contre ces accusés dans deux mois, le 23 mai — une étape remise lundi pour la cinquième fois.
La Couronne a informé la juge Lori Renée Weitzman, de la Cour du Québec, qu’elle suspend les accusations contre les 36 accusés, lundi au Palais de justice de Montréal.
La procureure de la poursuite, Me Sabrina Delli Fraine, a expliqué à la sortie du tribunal que la décision d’arrêter les procédures a été prise au terme d’une «revue exhaustive» de la preuve amassée au cours de l’enquête Clemenza, menée durant plusieurs années par la Gendarmerie royale du Canada (GRC).
Des arrestations ont eu lieu entre les années 2014 et 2016 dans cette opération qui avait ébranlé la mafia, avant le revirement spectaculaire de lundi.
«Il s’agit d’une poursuite qui suscite des questions complexes, compliquées, sans précédent. […] C’est un dossier sur lequel plusieurs policiers et procureurs de la Couronne [ont travaillé] pendant des années. C’est une décision qui a été prise après beaucoup de réflexion», a-t-elle dit aux journalistes.
L’arrêt Jordan de la Cour suprême, qui oblige la tenue d’un procès criminel en moins de 30 mois, a contribué à la décision de la Couronne, selon Me Delli Fraine. Elle a aussi expliqué que les procureurs ont besoin de plus de temps pour divulguer des éléments de preuve demandés par la défense. En vertu de l’article 579 du Code criminel, la Couronne dispose d’une autre année pour déposer des accusations, a rappelé la procureure.
Les avocats de la défense cherchent à en savoir plus sur l’interception de milliers de messages textes par les enquêteurs de la GRC durant cette enquête sans précédent. Les policiers ont réussi à intercepter des messages échangés sur des appareils BlackBerry.
Découragement
«Je suis en train de me demander si la justice est capable de gérer des procès de cette ampleur, qui donnent lieu à une preuve très volumineuse»,a réagi Pierre de Champlain, ancien analyste civil à la GRC et auteur de deux livres sur l’histoire du crime organisé à Montréal. Il compare l’arrêt des procédures dans l’enquête Clemenza à l’échec retentissant de l’opération SharQc, qui visait les motards en 2009. «Ce qui me désole, c’est quand je vois des années de travail des corps policiers aboutir à l’abandon des procédures. Il y a sûrement des policiers qui sont découragés. Les organisations criminelles, de leur côté, doivent ressentir un sentiment d’invincibilité », estime-t-il.
La mafia reste affaiblie par la lutte de pouvoir qui fait rage entre clans rivaux, estime Pierre de Champlain. L’assassinat de Nicola Di Marco, trouvé mort samedi dans un stationnement de l’arrondissement Anjou, témoigne des déchirements au sein de la mafia montréalaise, selon l’auteur.
Le criminaliste Jean-Claude Hébert estime de son côté que la GRC — ou les procureurs fédéraux — cherche à protéger des techniques d’enquête en retardant la divulgation d’éléments de preuve.
L’arrêt Stinchcombe de la Cour suprême a énoncé en 1991 les principes fondamentaux de divulgation de la preuve par la Couronne, rappelle Me Hébert.
Les procureurs de la poursuite ont néanmoins une marge de manoeuvre : «Ils ont l’obligation de divulgation de la preuve, mais pas toute la preuve, n’importe quand», nuance-t-il.
Des arrestations ont eu lieu entre les années 2014 et 2016 dans cette opération qui avait ébranlé la mafia