Les laisséspour-compte
En octobre dernier, le ministre des Finances fédéral, Bill Morneau, en avait fait sursauter certains, mécontenté d’autres et avait fourni des munitions à ses adversaires en évoquant un futur marché du travail en roulement et dominé par l’emploi à temps partiel pour les jeunes. Il ajoutait cependant : «On doit y réfléchir. Comment allons-nous former continuellement les gens qui vont aller d’un emploi à l’autre ? Parce que ça va arriver. Il faut l’accepter.»
On nous souligne ces jours-ci que la candeur du ministre n’était pas une erreur. Eh bien, le temps est venu de passer de la parole aux actes.
Les déclarations des derniers jours des libéraux ont fait monter les attentes sur les enjeux de l’innovation et des compétences en prévision du budget d’aujourd’hui.
Or tout le monde ne s’entend pas sur les causes, l’importance et l’urgence du problème des compétences insuffisantes d’une bonne partie de la main-d’oeuvre, et donc sur les ressources à consacrer à sa mise à niveau. Cibler la Chine ou les robots ou tenter de ralentir le progrès a l’avantage d’être facile à expliquer, mais passe à côté du défi de ce que le Forum économique mondial identifiait l’an dernier comme la «quatrième révolution industrielle».
Les premiers grands bonds capitalistes, que ce soit avec la machine à vapeur, l’électrification ou la production de masse, étaient accompagnés de politiques publiques pertinentes qui en minimisaient les effets perturbateurs. Les campagnes se vident au profit des manufactures des villes, des systèmes d’éducation publics viennent égaliser les chances. Des machines ont étendu le travail à la chaîne tout en accroissant la production par travailleur, la fameuse productivité, des lois ont fixé des normes du travail (salaire minimum, heures supplémentaires, etc.), facilité la syndicalisation, ajusté le régime fiscal, assurant ainsi un meilleur partage des gains entre le capital et le travail.
Ça ne s’est pas produit dans le monde industrialisé, dont le Canada et le Québec, avec la plus récente révolution, au contraire. Les systèmes publics d’enseignement sont mis à mal, les syndicats sont affaiblis et les gains provenant des développements technologiques sont concentrés par le régime fiscal dans trop peu de mains. C’est plus vrai aux États-Unis qu’au Canada, mais plusieurs sondages ont montré l’incertitude et l’insécurité perçues par les Canadiens, surtout en ce qui concerne l’avenir économique de leurs enfants.
On mentionne avec raison que les progrès de la production capitaliste ont fait chaque fois des gagnants et des perdants, avec au bout du compte des gains en matière d’emplois et de revenus. Alors, en quoi la robotisation, l’intelligence artificielle, les nanotechnologies ou les imprimantes 3D sont-elles différentes de la machine à vapeur ?
L’Institut C. D. Howe est venu alimenter ce débat à quelques jours du budget Morneau avec une vision plutôt optimiste voulant que les changements progressifs passés au Canada soient garants de l’avenir.
On croirait lire le «spin» d’un conseiller politique qui choisit ses données en fonction du message. Ainsi, nous devrions être rassurés par le fait qu’il n’y a que 310 000 emplois dans les secteurs où plus de 75% des emplois sont menacés par l’automatisation. Le même graphique montre que 700 000 emplois dans le commerce de détail et 400 000 dans la construction le sont également. Comme ces emplois comptent pour 50 % ou moins de leurs secteurs respectifs, pas d’alarme !
Assez de données macros. Un travailleur peu qualifié qui perd son emploi représente une statistique de 100% à ses propres yeux. Sans être alarmistes, des études de l’OCDE, du groupe MacKinsey ou de l’Institut Brookfield montrent que ceux qui ont la chance de conserver des emplois dans des industries où on investit peu en technologie ont un salaire diminué, souvent, mais ils ne se sentent plus dans le coup devant ce qu’ils voient autour d’eux ou sur les écrans de leurs enfants. Ceux provenant de secteurs comme la construction, le camionnage ou le commerce de détail sont, pour différentes raisons, plus difficiles à former pour les intégrer à la nouvelle économie. Les plus âgés sont également moins aptes à l’apprentissage des nouvelles technologies, eux qu’on veut en même temps inciter à rester au travail plus longtemps pour des raisons démographiques.
Force est donc de constater que le cheval est déjà sorti de l’écurie pour une forte proportion des travailleurs menacés et qu’il est trop tard pour en fermer la porte avec de la formation. C’est de soutien financier qu’ils auront besoin. Le ministre peut réaménager les milliards déjà consacrés à l’innovation et à la formation, mais il est difficile de voir où il va prendre l’argent supplémentaire requis pour le soutien au revenu des laissés-pour-compte.
Et on ne parle pas de la compétence «partagée » avec les provinces sur la main-d’oeuvre !
Comment investir en innovation et en formation sans abandonner ceux qui se retrouveront devant rien ?