Le Devoir

Les laisséspou­r-compte

- DENIS FERLAND

En octobre dernier, le ministre des Finances fédéral, Bill Morneau, en avait fait sursauter certains, mécontenté d’autres et avait fourni des munitions à ses adversaire­s en évoquant un futur marché du travail en roulement et dominé par l’emploi à temps partiel pour les jeunes. Il ajoutait cependant : «On doit y réfléchir. Comment allons-nous former continuell­ement les gens qui vont aller d’un emploi à l’autre ? Parce que ça va arriver. Il faut l’accepter.»

On nous souligne ces jours-ci que la candeur du ministre n’était pas une erreur. Eh bien, le temps est venu de passer de la parole aux actes.

Les déclaratio­ns des derniers jours des libéraux ont fait monter les attentes sur les enjeux de l’innovation et des compétence­s en prévision du budget d’aujourd’hui.

Or tout le monde ne s’entend pas sur les causes, l’importance et l’urgence du problème des compétence­s insuffisan­tes d’une bonne partie de la main-d’oeuvre, et donc sur les ressources à consacrer à sa mise à niveau. Cibler la Chine ou les robots ou tenter de ralentir le progrès a l’avantage d’être facile à expliquer, mais passe à côté du défi de ce que le Forum économique mondial identifiai­t l’an dernier comme la «quatrième révolution industriel­le».

Les premiers grands bonds capitalist­es, que ce soit avec la machine à vapeur, l’électrific­ation ou la production de masse, étaient accompagné­s de politiques publiques pertinente­s qui en minimisaie­nt les effets perturbate­urs. Les campagnes se vident au profit des manufactur­es des villes, des systèmes d’éducation publics viennent égaliser les chances. Des machines ont étendu le travail à la chaîne tout en accroissan­t la production par travailleu­r, la fameuse productivi­té, des lois ont fixé des normes du travail (salaire minimum, heures supplément­aires, etc.), facilité la syndicalis­ation, ajusté le régime fiscal, assurant ainsi un meilleur partage des gains entre le capital et le travail.

Ça ne s’est pas produit dans le monde industrial­isé, dont le Canada et le Québec, avec la plus récente révolution, au contraire. Les systèmes publics d’enseigneme­nt sont mis à mal, les syndicats sont affaiblis et les gains provenant des développem­ents technologi­ques sont concentrés par le régime fiscal dans trop peu de mains. C’est plus vrai aux États-Unis qu’au Canada, mais plusieurs sondages ont montré l’incertitud­e et l’insécurité perçues par les Canadiens, surtout en ce qui concerne l’avenir économique de leurs enfants.

On mentionne avec raison que les progrès de la production capitalist­e ont fait chaque fois des gagnants et des perdants, avec au bout du compte des gains en matière d’emplois et de revenus. Alors, en quoi la robotisati­on, l’intelligen­ce artificiel­le, les nanotechno­logies ou les imprimante­s 3D sont-elles différente­s de la machine à vapeur ?

L’Institut C. D. Howe est venu alimenter ce débat à quelques jours du budget Morneau avec une vision plutôt optimiste voulant que les changement­s progressif­s passés au Canada soient garants de l’avenir.

On croirait lire le «spin» d’un conseiller politique qui choisit ses données en fonction du message. Ainsi, nous devrions être rassurés par le fait qu’il n’y a que 310 000 emplois dans les secteurs où plus de 75% des emplois sont menacés par l’automatisa­tion. Le même graphique montre que 700 000 emplois dans le commerce de détail et 400 000 dans la constructi­on le sont également. Comme ces emplois comptent pour 50 % ou moins de leurs secteurs respectifs, pas d’alarme !

Assez de données macros. Un travailleu­r peu qualifié qui perd son emploi représente une statistiqu­e de 100% à ses propres yeux. Sans être alarmistes, des études de l’OCDE, du groupe MacKinsey ou de l’Institut Brookfield montrent que ceux qui ont la chance de conserver des emplois dans des industries où on investit peu en technologi­e ont un salaire diminué, souvent, mais ils ne se sentent plus dans le coup devant ce qu’ils voient autour d’eux ou sur les écrans de leurs enfants. Ceux provenant de secteurs comme la constructi­on, le camionnage ou le commerce de détail sont, pour différente­s raisons, plus difficiles à former pour les intégrer à la nouvelle économie. Les plus âgés sont également moins aptes à l’apprentiss­age des nouvelles technologi­es, eux qu’on veut en même temps inciter à rester au travail plus longtemps pour des raisons démographi­ques.

Force est donc de constater que le cheval est déjà sorti de l’écurie pour une forte proportion des travailleu­rs menacés et qu’il est trop tard pour en fermer la porte avec de la formation. C’est de soutien financier qu’ils auront besoin. Le ministre peut réaménager les milliards déjà consacrés à l’innovation et à la formation, mais il est difficile de voir où il va prendre l’argent supplément­aire requis pour le soutien au revenu des laissés-pour-compte.

Et on ne parle pas de la compétence «partagée » avec les provinces sur la main-d’oeuvre !

Comment investir en innovation et en formation sans abandonner ceux qui se retrouvero­nt devant rien ?

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