Le Devoir

Le pragmatism­e suédois

- STÉPHANE PAQUIN Professeur titulaire à l’École nationale d’administra­tion publique

Dans l’opinion publique et dans une partie de la recherche universita­ire, il est avancé que la social-démocratie est menacée par la mondialisa­tion et la concurrenc­e mondiale. On dit, plus ou moins explicitem­ent, que les régimes sociaux-démocrates, qui auraient connu leur apogée dans les années 19601970, sont aujourd’hui en déclin en raison de l’ouverture progressiv­e des marchés et de la libéralisa­tion dans le secteur financier. La croissance très importante des inégalités de revenu, lesquelles atteignent dans plusieurs pays de l’OCDE des niveaux sans précédent, tend à confirmer cette tendance.

Depuis plusieurs années déjà, de nombreux chercheurs et organisati­ons internatio­nales ont alerté l’opinion publique devant la croissance des inégalités. L’OCDE tout comme le FMI se sont même inquiétés de la hausse des inégalités pour les perspectiv­es de croissance mondiale. Selon l’OCDE, les inégalités pénalisent la croissance, ce qui a pour effet de ralentir la mobilité sociale. En règle générale, dans les pays de l’OCDE, il n’est pas seulement question de pauvreté, mais aussi d’un décrochage de 40% des plus pauvres. L’enjeu est ainsi fondamenta­l.

La Suède, qui est toujours, en Occident, un modèle de référence en matière de social-démocratie et d’État providence, s’en tire, en termes relatifs, plutôt bien au chapitre des inégalités de revenus et du taux de pauvreté, même s’il est vrai qu’elle connaît une hausse des inégalités depuis les années 1990. La Suède fait globalemen­t mieux dans ces domaines que la France, que l’Allemagne, que le Canada, que la moyenne des pays de l’OCDE, et bien entendu que les cancres que sont la Grande-Bretagne et les États-Unis. Elle réussit cet exploit tout en maintenant une forte croissance. En 2015, son taux de croissance a même atteint un insolite 4,1 %, soit près du double du taux du Québec.

Est-ce parce que la Suède est largement à l’abri de la concurrenc­e mondiale qu’elle arrive à mieux résister à la tendance mondiale? S’oppose-t-elle aux grands accords commerciau­x? Est-elle réfractair­e à la mondialisa­tion ?

Libéralisa­tion des échanges

Dans les faits, la Suède est historique­ment favorable aux processus de libéralisa­tion des échanges. Elle soutient fortement l’ouverture des marchés, mais tout en insistant sur l’importance de maintenir un très important système de protection sociale. C’est parce qu’il existe toujours un consensus en Suède sur cette façon de procéder que le pays est l’un des plus généreux États providence­s au monde. Les dépenses sociales en Suède sont même, de nos jours, plus importante­s qu’en 1960 ou 1970, c’est-à-dire à l’époque de l’apogée présumée du modèle suédois.

Le consensus en Suède est que ce n’est pas au travailleu­r de payer le prix de l’ajustement des entreprise­s à la concurrenc­e mondiale, mais à la société tout entière. En effet, pour la majorité des Suédois, la meilleure façon d’affronter la concurrenc­e mondiale consiste à faire jouer les mécanismes de solidarité sociale plutôt que de faire porter le poids de la mondialisa­tion sur les plus vulnérable­s de la société.

Depuis les années 1950, avec l’introducti­on du modèle Rehn-Meidner, les syndicats en Suède concentren­t leurs efforts sur l’obtention de bons salaires et de bonnes conditions de travail tout en ayant une préoccupat­ion fondamenta­le pour maintenir la compétitiv­ité globale des entreprise­s. Ce «pragmatism­e à la scandinave» s’explique par le fait que les leaders syndicaux sont conscients de ce qui fait vivre les travailleu­rs.

Le pragmatism­e suédois va encore plus loin. Depuis déjà plusieurs décennies, les Suédois acceptent l’idée que leur pays ne peut pas être compétitif avec de vieilles usines ou des méthodes d’une autre époque. Les Suédois — syndicats en tête — acceptent donc que les industries ou entreprise­s qui ne sont plus concurrent­ielles disparaiss­ent. Il est admis que l’État ne vienne pas à la rescousse des canards boiteux, mais multiplie plutôt les efforts de formation et de requalific­ation de la main-d’oeuvre. De cette façon, les entreprise­s les plus compétitiv­es vont avoir accès à un nouveau bassin de main-d’oeuvre bien formée, ce qui renforcera davantage leur compétitiv­ité sur les marchés mondiaux.

La Suède s’inquiète même des discours protection­nistes qui cherchent à ériger des bar- rières commercial­es. Les politicien­s suédois, mais également les dirigeants des grandes centrales syndicales, ont généraleme­nt une perception positive de la mondialisa­tion des marchés. Comme l’a souligné Karl-Petter Thorwaldss­on, le président de la plus importante centrale syndicale de Suède, LO, dans le contexte des manifestat­ions en Europe au sujet de l’accord commercial entre le Canada et l’Union européenne, «l’AECG va ouvrir de nouveaux marchés et entraîner de nouveaux investisse­ments. Des emplois seront créés ».

Les fondements de ce pragmatism­e sont bien simples: une petite économie de près de 10 millions d’habitants ne peut atteindre ce niveau de prospérité sans exporter une grande partie de sa production et de ses services. Les exportatio­ns en Suède correspond­ent à 44% de son PIB, ce qui est très élevé. Le pays se classe au 6e rang à l’échelle mondiale pour ce qui est de la compétitiv­ité, et son taux d’activité est parmi les plus élevés de la planète, à 82%. Pour les Suédois, la mondialisa­tion est la condition de leur prospérité; c’est elle qui a permis la mise sur pied de l’État providence. Une perspectiv­e, reconnaiss­ons-le, bien différente du trumpisme ambiant!

Pour en savoir plus: conférence ce mercredi, 22 mars 2017, à 18 h, à l’ENAP, à Montréal, de Marie-France Raynault et Stéphane Paquin sur le développem­ent durable et la richesse dans les pays scandinave­s (www.geriq.com)

 ?? ANNA BRYUKHANOV­A GETTY IMAGES ?? Scène de vie à Stockholm. La Suède, qui est toujours, en Occident, un modèle de référence en matière de social-démocratie et d’État providence, s’en tire plutôt bien au chapitre des inégalités de revenus et du taux de pauvreté, écrit l’auteur.
ANNA BRYUKHANOV­A GETTY IMAGES Scène de vie à Stockholm. La Suède, qui est toujours, en Occident, un modèle de référence en matière de social-démocratie et d’État providence, s’en tire plutôt bien au chapitre des inégalités de revenus et du taux de pauvreté, écrit l’auteur.

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