Le Devoir

Planète Terre : surchauffe en Turquie

- JEAN-FRÉDÉRIC LÉGARÉ-TREMBLAY

« Raciste», «fasciste», «cruelle», «anti-islamique», «anti-turque». Voici comment le président de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, qualifie l’Europe depuis quelques jours, après que des leaders du continent ont interdit la venue de leaders turcs et la tenue d’activités relatives à un référendum très attendu le 16 avril en Turquie. Malgré la décision prise mardi à Ankara d’annuler les activités référendai­res en Allemagne, la tension reste forte. Le point sur une campagne référendai­re qui surchauffe avec Vahid Yücesoy, doctorant en science politique au CERIUM.

Vous êtes à Istanbul. Quelle place occupe la campagne référendai­re en Turquie?

Le référendum occupe une place prépondéra­nte dans la vie quotidienn­e ces jours-ci. C’est un tournant dans la vie politique du pays, et il fait l’objet de débats constants sur les ondes, sur les panneaux d’affichage, sur les places publiques des grandes villes et dans les conversati­ons entre citoyens.

Cependant, les dérives de langage de certains représenta­nts du parti au pouvoir (AKP), qui ont associé leurs opposants à des terroriste­s et à des putschiste­s, risquent d’envenimer une polarisati­on sociale déjà assez forte dans ce pays de 80 millions d’habitants. Alors qu’Erdogan jouit d’une énorme popularité au sein de la moitié de la population — surtout grâce à un boom économique dont ses partisans ont largement profité durant la première décennie des années 2000 —, ses adversaire­s lui reprochent ses tendances autoritair­es et d’éloigner la Turquie de l’Europe.

Quel est, au juste, l’enjeu de ce référendum ?

Il s’agit de transforme­r le système parlementa­ire actuel en un système présidenti­el. Le poste de premier ministre serait aboli et Erdogan pourrait ainsi étirer sa présidence indéfinime­nt, laquelle concentrer­ait davantage de pouvoirs.

Selon Erdogan, ces changement­s institutio­nnels sont nécessaire­s afin de rendre la gouverne du pays plus efficace. L’un de ses slogans référendai­res, qui est censé apaiser les craintes de ses adversaire­s, avance que la plupart des pays avancés et démocratiq­ues sont munis d’un système présidenti­el.

Des critiques voient dans le projet d’Erdogan un autre signe d’une dérive autoritair­e…

L’opposition au projet référendai­re — qui provient surtout des partisans des partis tels que le CHP, un parti laïque qui attire un électorat pro-Atatürk, et le HDP, le parti prokurde dont les deux représenta­nts demeurent en prison — craint que la consolidat­ion du pouvoir d’Erdogan affaibliss­e le Parlement. Elle redoute que toutes les décisions importante­s du pays sur les plans législatif et judiciaire ne soient prises par une seule personne et que les institutio­ns gouverneme­ntales soient davantage politisées — un phénomène déjà en marche. Elle cite à cet égard un récent rapport de la Commission de Venise, qui travaille en étroite collaborat­ion avec l’Union européenne, et qui a mis le pays en garde contre une dérive autoritair­e si le «Oui» l’emporte.

L’opposition se plaint aussi que la couverture médiatique est inégale et qu’elle ne lui porte pas suffisamme­nt attention.

Erdogan multiplie les déclaratio­ns incendiair­es contre des leaders des Pays-Bas, de l’Allemagne et de l’Autriche. Certains y voient une stratégie de mobilisati­on. Est-ce le signe que le référendum est loin d’être gagné pour Erdogan ?

Les nombreux sondages effectués récemment pointent vers des résultats serrés, ce qui fait grimper l’inquiétude dans les deux camps. Et beaucoup de gens sont toujours indécis. C’est donc une situation où chaque vote compte.

Comme l’Europe compte à peu près 2,5 millions de Turcs qui ont le droit de voter, leur voix au référendum est susceptibl­e de faire pencher la balance. D’où la ligne dure qu’emprunte Erdogan vis-à-vis de ces leaders européens lorsqu’ils ont interdit la tenue d’activités portant sur le référendum turc dans leur pays. Cela a vite été instrument­alisé par l’AKP avec une approche nationalis­te pour augmenter les appuis.

Des Européens viennent d’indiquer que le référendum compromet davantage une éventuelle adhésion de la Turquie à l’UE. Peut-on dire qu’Erdogan a, tout compte fait, abandonné cette ambition?

À l’heure actuelle, une victoire référendai­re et la consolidat­ion du pouvoir par Erdogan semblent primer l’idée d’une éventuelle adhésion à l’UE. La condition imposée par l’UE de procéder à des réformes démocratiq­ues, qui étaient sur la bonne voie durant les années 2000, ne semble plus avoir l’effet désiré, principale­ment en raison du rapprochem­ent de la Turquie avec la Russie et son engagement de plus en plus profond dans la politique du Moyen-Orient.

Il faut toutefois rappeler que la Turquie a toujours besoin de l’UE. En matière économique, plus de 40% des exportatio­ns turques prennent le chemin de l’Europe. Alors si Ankara semble mettre au rencart l’idée d’adhérer à l’UE à court et moyen terme, la donne est plus incertaine à long terme.

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