Planète Terre : surchauffe en Turquie
« Raciste», «fasciste», «cruelle», «anti-islamique», «anti-turque». Voici comment le président de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, qualifie l’Europe depuis quelques jours, après que des leaders du continent ont interdit la venue de leaders turcs et la tenue d’activités relatives à un référendum très attendu le 16 avril en Turquie. Malgré la décision prise mardi à Ankara d’annuler les activités référendaires en Allemagne, la tension reste forte. Le point sur une campagne référendaire qui surchauffe avec Vahid Yücesoy, doctorant en science politique au CERIUM.
Vous êtes à Istanbul. Quelle place occupe la campagne référendaire en Turquie?
Le référendum occupe une place prépondérante dans la vie quotidienne ces jours-ci. C’est un tournant dans la vie politique du pays, et il fait l’objet de débats constants sur les ondes, sur les panneaux d’affichage, sur les places publiques des grandes villes et dans les conversations entre citoyens.
Cependant, les dérives de langage de certains représentants du parti au pouvoir (AKP), qui ont associé leurs opposants à des terroristes et à des putschistes, risquent d’envenimer une polarisation sociale déjà assez forte dans ce pays de 80 millions d’habitants. Alors qu’Erdogan jouit d’une énorme popularité au sein de la moitié de la population — surtout grâce à un boom économique dont ses partisans ont largement profité durant la première décennie des années 2000 —, ses adversaires lui reprochent ses tendances autoritaires et d’éloigner la Turquie de l’Europe.
Quel est, au juste, l’enjeu de ce référendum ?
Il s’agit de transformer le système parlementaire actuel en un système présidentiel. Le poste de premier ministre serait aboli et Erdogan pourrait ainsi étirer sa présidence indéfiniment, laquelle concentrerait davantage de pouvoirs.
Selon Erdogan, ces changements institutionnels sont nécessaires afin de rendre la gouverne du pays plus efficace. L’un de ses slogans référendaires, qui est censé apaiser les craintes de ses adversaires, avance que la plupart des pays avancés et démocratiques sont munis d’un système présidentiel.
Des critiques voient dans le projet d’Erdogan un autre signe d’une dérive autoritaire…
L’opposition au projet référendaire — qui provient surtout des partisans des partis tels que le CHP, un parti laïque qui attire un électorat pro-Atatürk, et le HDP, le parti prokurde dont les deux représentants demeurent en prison — craint que la consolidation du pouvoir d’Erdogan affaiblisse le Parlement. Elle redoute que toutes les décisions importantes du pays sur les plans législatif et judiciaire ne soient prises par une seule personne et que les institutions gouvernementales soient davantage politisées — un phénomène déjà en marche. Elle cite à cet égard un récent rapport de la Commission de Venise, qui travaille en étroite collaboration avec l’Union européenne, et qui a mis le pays en garde contre une dérive autoritaire si le «Oui» l’emporte.
L’opposition se plaint aussi que la couverture médiatique est inégale et qu’elle ne lui porte pas suffisamment attention.
Erdogan multiplie les déclarations incendiaires contre des leaders des Pays-Bas, de l’Allemagne et de l’Autriche. Certains y voient une stratégie de mobilisation. Est-ce le signe que le référendum est loin d’être gagné pour Erdogan ?
Les nombreux sondages effectués récemment pointent vers des résultats serrés, ce qui fait grimper l’inquiétude dans les deux camps. Et beaucoup de gens sont toujours indécis. C’est donc une situation où chaque vote compte.
Comme l’Europe compte à peu près 2,5 millions de Turcs qui ont le droit de voter, leur voix au référendum est susceptible de faire pencher la balance. D’où la ligne dure qu’emprunte Erdogan vis-à-vis de ces leaders européens lorsqu’ils ont interdit la tenue d’activités portant sur le référendum turc dans leur pays. Cela a vite été instrumentalisé par l’AKP avec une approche nationaliste pour augmenter les appuis.
Des Européens viennent d’indiquer que le référendum compromet davantage une éventuelle adhésion de la Turquie à l’UE. Peut-on dire qu’Erdogan a, tout compte fait, abandonné cette ambition?
À l’heure actuelle, une victoire référendaire et la consolidation du pouvoir par Erdogan semblent primer l’idée d’une éventuelle adhésion à l’UE. La condition imposée par l’UE de procéder à des réformes démocratiques, qui étaient sur la bonne voie durant les années 2000, ne semble plus avoir l’effet désiré, principalement en raison du rapprochement de la Turquie avec la Russie et son engagement de plus en plus profond dans la politique du Moyen-Orient.
Il faut toutefois rappeler que la Turquie a toujours besoin de l’UE. En matière économique, plus de 40% des exportations turques prennent le chemin de l’Europe. Alors si Ankara semble mettre au rencart l’idée d’adhérer à l’UE à court et moyen terme, la donne est plus incertaine à long terme.