Le couple dans ses cendres
Joachim Lafosse, Bérénice Béjo et Cédric Kahn racontent la petitesse des lendemains de l’amour
Le cinéaste français Joachim Lafosse aime creuser la plaie du couple et de la famille jusqu’à la moelle. Il y trouve matière à déchirements infinis, loin de tous les clichés romantiques bon teint. En 2012, son film À perdre la raison déchirait le mythe de la mère parfaite, en montrant une femme en détresse poussée à l’infanticide. Cinq ans plus tôt, Nue propriété, sur fond de luttes fratricides entourant la vente de la maison familiale, ne faisait de quartier à personne non plus.
L’économie du couple, sur nos écrans vendredi, aborde les lendemains de l’amour, dans ses aspects les plus triviaux: l’argent, les biens, tout ce qui se monnaye âprement après le mot Fin, en guise d’instrument de vengeance, comme miroir de frustrations.
«L’idée a germé d’une rencontre avec la scénariste Mazarine Pingeot. On voulait tous deux se pencher sur l’argent qui entre dans le rapport de force, explique Joachim Lafosse, quand le féminin l’emporte sur le masculin. L’argent est un symptôme. Quand on s’entend dans le couple, il y a le plaisir du partage. Ensuite, renvoyer chacun à son côté du frigo, c’est minable, donc émouvant. On est minable quand on est atteint. »
Il considère L’économie du couple comme moins tragique de ses films. « Dans À perdre la raison, j’abordais le mythe de Médée. Nue propriété jouait dans les eaux de La cerisaie et d’Hamlet… Ici, mes personnages ne tuent personne. Ils s’engueulent.»
Bérénice Béjo, l’actrice de l’oscarisé L’artiste et Cédric Kahn (par ailleurs excellent cinéaste) dansent ce féroce pas de deux où, après 15 ans de vie commune, l’homme ne peut quitter le foyer, étant trop pauvre, alors que l’épouse revendique leur maison, achetée par elle, rénovée par lui, alors que les enfants passent de l’un à l’autre. On pense un peu au Mépris de Godard, mais c’est Qui a peur de Virginia Woolf?, de Mike Nichols, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton s’entre-déchirant à belles dents, qu’il a demandé à ses deux acteurs de voir.
Quasi huis clos
«J’ai hésité un moment avant d’accepter le rôle », explique Bérénice Béjo, rencontrée à Paris plus tôt cet hiver avec le reste de l’équipe. «Il ressemblait au Passé d’Asghar Farhadi [oscarisé depuis], film de couple également. Mais la Marie du Passé est silencieuse, quand celle de L’économie du couple s’exprime par la parole. Farhadi est très cinématographique, Joachim Lafosse très réaliste. »
« Le succès de The Artist m’a ouvert toutes sortes de portes, confesse-t-elle, mais j’ai envie de travailler partout dans le monde, pas dans des films de superhéros américains. J’aime les comédies italiennes des années 60. Comme je suis originaire d’Argentine, elles ne sont pas très éloignées de ma culture. La célébrité du cinéaste n’est pas importante pour moi, mais sa force de mise en scène, oui.»
Il avait été question de confier le profil masculin à Roschdy Zem. «J’écris d’avance en pensant à un acteur, une actrice, précise Joachim Lafosse. Des fois, il ne peut pas. Mieux vaut s’adapter à la justesse du personnage. De plus en plus, je préfère des acteurs qui écrivent leur rôle avec moi. Le fond vient du scénario, ensuite deux têtes valent mieux qu’une. Cédric Kahn réussit dans mon film à garder sa masculinité, même lorsqu’il est humilié. »
L’ombre du grand Maurice Pialat flottait sur L’économie du couple. «Cédric Kahn avait été l’assistant monteur de Sous le soleil de Satan. La veuve du cinéaste, Sylvie Pialat, est ma productrice. On a entrepris le film en pensant à Nous ne vieillirons pas ensemble, de Pialat.»
Les relations entre l’acteur et Joachim Lafosse étaient tendues sur le plateau, chacun défendant parfois des idées différentes. Le fait que Cédric Kahn soit cinéaste le poussait à tenir son bout. Bref, à travers les branches, on entend parler d’un climat de travail pas toujours harmonieux.
Cédric Kahn ne voit pas son personnage comme un homme humilié. « C’est un guerrier, qui se bat pour l’amour, estime l’acteur. Il n’accepte pas sa position. À mes yeux, l’humiliation est antérieure à l’histoire. L’argent constitue un symbole. En épousant cette femme, en construisant cette maison, il espérait changer de statut social. Elle a le pouvoir de l’argent et s’en sert, il est vrai, comme une arme pour l’humilier, tout en se battant elle aussi contre autre chose. Elle affronte également son passé. Séparée d’un homme qui vit à ses côtés, elle se sent colonisée sur son territoire. Quant au combat de mon personnage entre lui et lui, je le comprends. Il me touche. J’aimais l’intelligence du scénario. C’est comme du théâtre. Chacun se retrouve face à ses contradictions. Chacun a raison aussi et chacun est seul bien entendu. » Ces entrevues ont été réalisées à Paris à l’invitation d’Unifrance.
Lafosse considère ce film comme le moins tragique de sa carrière