Le Devoir

Lire aussi › Le défi de la transparen­ce.

Les écoles hésitent à publiciser le nombre de plaintes, par peur d’être vues comme des lieux dangereux

- JESSICA NADEAU

Les écoles hésitent à s’attaquer au problème, de peur d’être jugées dangereuse­s.

S’attaquer au problème de la violence à caractère sexuel sur les campus est un couteau à double tranchant, car publiciser le nombre de plaintes peut donner l’impression que les collèges et les université­s sont des endroits dangereux pour les étudiantes. C’est ce qui explique la réticence de certains à prendre le taureau par les cornes. Mais le vent est en train de tourner un peu partout en Amérique du Nord et souffle jusqu’au Québec.

«Pour les collèges et les université­s, briser le cycle de la violence pose un défi de taille. Quand une école tente de s’attaquer au problème — en le reconnaiss­ant, en le mettant de l’avant, en encouragea­nt les victimes à dénoncer —, ça peut avoir l’air d’un endroit dangereux. De l’autre côté, quand une école ignore le problème ou décourage la dénonciati­on (de façon active ou en ne prenant pas soin des survivante­s), ça peut avoir l’air d’un endroit plus sécuritair­e. Si on ajoute à cela la compétitio­n pour attirer les meilleurs étudiants et pour se retrouver en tête de liste des classement­s, une école peut croire qu’elle peut éclipser ses voisines en maintenant le problème dans l’ombre.»

C’est le constant du groupe de travail de la MaisonBlan­che pour la protection des étudiants contre la violence à caractère sexuel, qui s’est penché sur la question suite à de nombreux scandales relatés par les médias américains ces dernières années.

«Il faut changer cette dynamique, ajoutent les auteurs. Les écoles doivent avoir du crédit pour leur honnêteté et pour témoigner de ce qui se passe réellement sur leurs campus.»

«

Il y a quelques années, la stratégie des université­s était de dire : “il faut avoir le moins de plaintes possible et en parler le moins possible pour avoir une bonne réputation” Simon Lapierre, professeur à l’Université d’Ottawa ayant participé à l’élaboratio­n de la nouvelle politique en matière de violence sexuelle

Vieux réflexes

À l’Université d’Ottawa, souvent cité en exemple pour ses initiative­s en matière de lutte à la violence sexuelle, on constate que la loi du silence n’est plus viable.

«Il y a un changement qui s’opère dans la société et sur les campus», note Simon Lapierre, professeur à l’Université d’Ottawa qui a participé à l’élaboratio­n de la nouvelle politique en matière de violence sexuelle et qui siège au comité permanent visant à assurer le suivi de cette politique.

«Il y a quelques années, la stratégie des université­s était de dire: “il faut avoir le moins de plaintes possible et en parler le moins possible pour avoir une bonne réputation”. Mais en 2017, plus personne ne met en doute le fait qu’il y a un important problème de violence sexuelle sur les campus. Donc, pour moi, cette stratégie de garder les chiffres les plus bas possible n’est plus crédible parce que tout le monde sait que si une université dit: “j’ai une plainte par année”, c’est parce qu’elle n’a pas une bonne façon de collecter les données, qu’elle n’a pas un bon processus de plainte ou que les étudiantes ne lui font pas confiance. »

Toutefois, force est de constater que le changement est long à s’opérer. Comme le révélait Le Devoir dans une vaste enquête publiée samedi, plusieurs institutio­ns conservent un vieux réflexe protection­niste. En effet, la très grande majorité des cégeps ont refusé de dévoiler leurs chiffres. Certains n’ont tout simplement pas répondu aux appels du Devoir, alors que d’autres clamaient fièrement que les violences à caractère sexuel n’étaient «pas un enjeu majeur » sur leur campus puisqu’ils n’avaient enregistré aucune plainte au cours des dix dernières années.

Quant aux université­s, la plupart avaient des chiffres, mais ceux-ci étaient compilés de façon aléatoire d’un endroit à l’autre, pour un total de 106 plaintes formelles enregistré­es dans l’ensemble des université­s québécoise­s depuis 2006.

Question de «marketing»

À l’Université de Sherbrooke, qui compte à peine 17 plaintes et signalemen­ts en dix ans, la transition est entamée. «Les chiffres sont minuscules, reconnaît la vice-rectrice aux affaires étudiantes, Jocelyne Faucher. Forcément, [avec] le fait d’en parler davantage, de nommer le problème, de dire que c’est inacceptab­le et de mettre en place des mécanismes, je m’attends à ce qu’il y ait une augmentati­on du nombre de plaintes. Et ce ne sera pas une mauvaise nouvelle. Si les chiffres sont contrebala­ncés par: “voici ce qu’on fait chez nous pour sensibilis­er et prévenir les violences à caractère sexuel”, [ça n’enverra pas un signal négatif].»

La transparen­ce en la matière peut même devenir un outil de «marketing», soutient Rachel Chagnon, professeur­e de sciences juridiques et directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes à l’UQAM.

«Il y a des université­s qui sont un peu brûlées, donc elles n’ont plus grand-chose à perdre. À l’UQAM, par exemple, après le stickergat­e [à l’automne 2014, des étudiantes ont placardé les portes de certains professeur­s pour les accuser de harcèlemen­t sexuel], on est rendu au point où c’est dans notre intérêt de montrer qu’on agit, qu’on punit des gens. C’est ce qu’on essaie de faire valoir auprès de la haute direction. »

Scandales

À l’Université d’Ottawa, il aura fallu un scandale pour faire bouger les choses. Il y a deux ans, l’université a été l’épicentre de deux allégation­s d’agression sexuelle largement médiatisée­s, dont une visant l’équipe de hockey dont les membres ont été suspendus sur le champ. Depuis, l’université tente d’améliorer ses pratiques.

«Malheureus­ement, ça prend souvent une crise pour conscienti­ser la collectivi­té, note Simon Lapierre. La réaction des université­s, c’est souvent de dire que c’est un cas isolé, que des mesures sont prises, qu’il ne faut pas généralise­r. Mais audelà de la crise, ce qui fait souvent la dif férence, c’est le leadership des étudiants ou des syndicats qui vont continuer à faire pression une fois la tempête médiatique terminée.»

Au Québec, il aura fallu la crise à l’Université Laval pour que la ministre de l’Éducation supérieure, Hélène David, lance une série de consultati­ons sur la violence à caractère sexuel sur les campus des établissem­ents postsecond­aires. Elle devrait accoucher d’ici l’automne d’une loi-cadre qui obligera tous les établissem­ents à se doter d’une politique spécifique pour contrer ce fléau.

 ?? FRANCIS VACHON LE DEVOIR ?? Il aura fallu la crise à l’Université Laval, l’automne dernier, pour que la ministre de l’Éducation supérieure, Hélène David, lance une série de consultati­ons sur le sujet.
FRANCIS VACHON LE DEVOIR Il aura fallu la crise à l’Université Laval, l’automne dernier, pour que la ministre de l’Éducation supérieure, Hélène David, lance une série de consultati­ons sur le sujet.

Newspapers in French

Newspapers from Canada