Le Devoir

Pour contrer le phénomène des femmes soumises au travail forcé

- SYLVIE GAGNON Coordonnat­rice du Comité d’action contre la traite humaine interne et internatio­nale (CATHII) Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

La disparitio­n d’adolescent­es fait régulièrem­ent les manchettes au Québec. Chaque fois, on craint que ces jeunes filles ne tombent dans des réseaux de prostituti­on locaux ou qu’elles ne soient déplacées vers Toronto ou ailleurs au Canada à des fins d’exploitati­on sexuelle, vers des endroits comme Fort McMurray en Alberta. Car c’est un fait documenté que les lieux d’exploitati­on des ressources naturelles où se trouve une concentrat­ion d’hommes séparés de leurs réseaux familial et social favorisent le commerce du sexe, l’exploitati­on sexuelle et la traite. […]

Le travail forcé

Moins connue, la traite de personnes dans le but de les soumettre à un travail forcé existe aussi chez nous. Mais cette traite suscite moins d’intérêt de la part des corps policiers et des gouverneme­nts que la prostituti­on. Par exemple, au Québec, il existe une Stratégie gouverneme­ntale pour prévenir et contrer l’exploitati­on sexuelle, mais aucun plan d’action contre le travail forcé.

Des heures non payées ou du travail non rémunéré, des frais frauduleux liés à l’obtention d’un emploi ou d’un logement, des conditions de travail dangereuse­s ou insalubres, le refus de l’employeur de donner accès à des soins médicaux, etc., voilà autant de types d’exploitati­on associées au travail forcé. La contrainte peut prendre diverses formes: la tromperie concernant les conditions d’emploi, l’isolement, la surveillan­ce indue, la confiscati­on des documents d’identité, l’enfermemen­t, la limitation de la liberté de mouvement ou de la capacité à communique­r, la menace de déportatio­n, la violence physique ou le fait d’être forcé de commettre des actes criminels. […]

Au Québec, on sait que les femmes qui travaillen­t en tant qu’aides familiales attachées au soin des enfants et des personnes âgées ou ayant des limitation­s fonctionne­lles sont particuliè­rement touchées. Elles sont surtout originaire­s des Philippine­s — mais aussi d’ailleurs en Asie —, d’Amérique latine et d’Afrique.

Ces femmes viennent souvent travailler ici grâce au Programme des travailleu­rs étrangers temporaire­s (PTET) et leur permis de travail est lié à un employeur précis. […] Si elles subissent des abus et quittent leur travail, elles peuvent être détenues et renvoyées ensuite dans leur pays d’origine. Devant cette menace, elles préfèrent souvent renoncer à chercher de l’aide ou à dénoncer la situation. Comme ces femmes ont souvent de lourdes charges familiales dans leur pays, elles « choisissen­t » de vivre dans des situations inacceptab­les. Peu de ces cas se soldent par des accusation­s, encore moins par des condamnati­ons. […]

Alexandra Ricard-Guay et Jill Hanley, coauteures de la recherche Intervenir face à la traite humaine: la concertati­on des services aux victimes au Canada (CATHII, 2014), rapportent un cas troublant de travail forcé, celui d’une travailleu­se domestique venue à Montréal avec ses employeurs originaire­s du Moyen-Orient. D’abord admise comme touriste, elle s’est ensuite retrouvée dans l’illégalité, ses employeurs lui ayant délibéréme­nt obtenu les mauvais papiers. Elle demeurait donc enfermée dans l’appartemen­t familial et n’avait le droit de sortir que pour accompagne­r son employeur. Sa rémunérati­on était bien en deçà du salaire minimum.

Lorsque cet employeur est retourné dans son pays d’origine, de nouvelles familles ont retenu les services de la travailleu­se. Un matin, après onze années de ce régime, elle a subi un accident vasculaire cérébral (AVC) sur son lieu de travail. Lorsque ses employeurs — des profession­nels de la santé — l’ont trouvée sur le plancher, ils l’ont laissée là pendant plusieurs heures avant de l’amener à l’hôpital et de l’abandonner à l’urgence. Durant son hospitalis­ation de plusieurs mois, elle a parlé de sa situation à un Philippin qui travaillai­t à l’hôpital et qui l’a mise en contact avec PINAY, une organisati­on qui lutte pour la défense des droits des travailleu­ses domestique­s d’origine philippine. Une enquête policière a été ouverte. Cependant, aucune accusation n’a pu être portée parce que la travailleu­se n’était pas en mesure de fournir suffisamme­nt de détails et parce que plusieurs employeurs étaient en cause. Les gens qui l’employaien­t au moment de son AVC ont quitté le pays peu après l’avoir amenée à l’hôpital.

Des pistes de solutions

On peine à admettre que des situations aussi abjectes existent au Québec. C’est pourtant bien le cas. Pour contrer le phénomène de la traite humaine au Québec, le CATHII et les membres de la Coalition québécoise contre la traite des personnes qu’il coordonne ont défini plusieurs priorités d’action, notamment l’améliorati­on des conditions de vie des femmes vulnérable­s à la traite liée à la prostituti­on […]. Il faut aussi changer les paramètres du PTET afin qu’il ne soit plus lié à un seul employeur et qu’il mène à la résidence permanente et à la citoyennet­é si la travailleu­se le désire. Il serait aussi important de permettre aux victimes de la traite d’avoir accès au programme québécois d’indemnisat­ion des victimes d’actes criminels, ce qui n’est pas le cas actuelleme­nt. Enfin, les groupes communauta­ires qui intervienn­ent auprès de personnes ayant vécu la traite ou qui assurent la coordinati­on de ces services devraient bénéficier d’un financemen­t public adéquat.

Newspapers in French

Newspapers from Canada