Uriel Luft, l’homme de l’ombre à la danse
L’époux de Ludmilla Chiriaeff a consacré sa vie à déployer la danse québécoise
Uriel Luft, décédé mardi dernier à 83 ans des suites d’une pneumonie, était un homme discret. Si discret qu’il aura passé sa vie dans l’ombre de la danse. Et dans l’ombre de Madame, la fondatrice des Grands Ballets canadiens, dont il sera le deuxième époux. Ou le troisième, selon les biographies…
Là où Ludmilla Chiriaeff sera pionnière de la danse au Québec, Uriel Luft pavera les chemins des tournées à l’étranger. D’abord directeur des Grands Ballets canadiens de 1961 à 1974, M. Luft deviendra directeur et agent de tournée, vendant les spectacles d’ici à l’international, contribuant directement à ce que La La La Human Steps, Louise Lecavalier ou Margie Gillis soient vues par des spectateurs de partout dans le monde.
«Il avait une notoriété, une crédibilité en arts de la scène, partout, indique Alain Paré, directeur général et fondateur de CINARS, organisme qui a octroyé en 2009 un prix hommage à M. Luft pour son apport précieux au déploiement international de la danse. C’était un homme incognito, de l’arrière-scène, qui a eu un impact énorme pour les compagnies canadiennes et québécoises. Encore aujourd’hui, quand je vais à l’étranger, je sens son apport, et on continue à me demander comment va M. Luft… »
Grand communicateur, qui savait utiliser ses techniques de comédien pour des usages diplomatiques, ambassadeur hors pair, entremetteur entre les compagnies artistiques et les théâtres, Uriel Luft s’est construit au fil du temps une notoriété dans presque tous les ports.
«C’est un des pionniers ici — je n’hésiterais pas à dire le premier — en développement international de la danse, continue le vice-président de CINARS. Il parlait 12 langues. »
Douze? N’est-ce pas exagéré? «Pas du tout. Je l’ai suivi au Japon et en Corée, il parlait comme vous et moi maintenant.»
À l’arrière-scène
Né en 1933 à Berlin, alors qu’il n’est pas bon d’y être juif, Uriel Luft passe avec sa famille ses jeunes années à fuir les nazis. À Monaco d’abord, où ils seront dénoncés — sa mère et grand-mère disparaîtront à Auschwitz —, puis passant en Suisse, à 9 ans, avec sa soeur cadette, cachés derrière une porte de train avec l’aide d’une gamine de 17 ans.
«Mon père comme ma mère avaient survécu à la guerre, confie au Devoir Katia Mead Luft, fille d’Uriel et de Ludmilla Chiriaeff. Ils n’en revenaient pas d’avoir survécu. Ils ont passé le reste de leur vie à vouloir aider les autres.»
Jeune acteur qui se sait promis toujours à des seconds rôles, Uriel Luft arrive d’Autriche à Montréal en 1957. Il joue les immigrés à la télé de Radio-Canada. Un an plus tard, du front tout le tour de la tête, il se présente pour un emploi d’éclairagiste aux Grands Ballets canadiens (GBC).
«J’ai su après qu’il m’avait menti, qu’il n’avait jamais touché aux éclairages, dira Ludmilla Chiriaeff à sa biographe Nicolle Forget dans Danser pour ne pas mourir (Québec Amérique). Il n’avait aucune expérience, mais il avait l’intelligence. »
Et beaucoup de culot. Il se retrouve directeur technique des GBC, et quelques mois plus tard directeur général, délestant Mme Chiriaeff des tâches administratives jusqu’en 1974. « C’est un être extrêmement doué, qui veut essentiellement aider. Il est apte à résoudre bien des problèmes. Un être entier, qui fait tout jusqu’au bout. Extrêmement honnête et direct», en dira Madame, citée dans la thèse de Marie Beaulieu Panorama d’une compagnie de ballet (2008). Ils se marieront en 1963 et auront deux filles.
Chez Walt Disney
Uriel Luft poursuit parallèlement sa petite carrière d’acteur. On le retrouve sur une affiche des studios Walt Disney, dans une distribution québécoise qui incarne les durs hommes du Nord. Auprès de Robert Rivard (Beau-Blanc dans Le Survenant, et père de Michel Rivard), Émile Genest (Napoléon, puis Théophile Plouffe) et Jean Coutu (rôle-titre du Survenant), M. Luft est l’Amérindien de Nikki, Wild Dog of the North (1961).
« Quand j’étais petite, on avait dans la maison des pots de moutarde avec son nom et l’image de lui en costume d’Indien… C’est trop drôle», se rappelle, émue, sa fille Katia. Il donnera aussi la réplique à Monique Miller dans un court métrage de l’ONF, L’immigré, parmi ses quelques présences aux petit et grand écrans.
Après les GBC, M. Luft assurera la programmation danse des Olympiques de Montréal, organisant une centaine de performances et d’événements. Il deviendra ensuite gérant et agent, et contribuera ainsi à faire voyager les oeuvres de La La La Human Steps, des Ballets Jazz de Montréal (BJM), Louise Lecavalier et Margie Gillis, mais aussi du théâtre Kabuki, de l’Orchestre philharmonique du Japon, du Ballet Stuttgart, du Nederlands Dans Theater 3 et des percussionnistes Yamato du Japon, développant une spécialité dans le marché asiatique.
«À 70 ans, avec un mal de dos, il prenait encore les valises des jeunes danseurs de 19 ans des compagnies avec lesquelles il voyageait, afin d’alléger leur transport», se remémore sa fille.
Louise Lecavalier se rappelle un homme raffiné. « Il avait les manières élégantes d’une autre époque. En tournée, sa présence était rassurante, il avait acquis une forme de sagesse après toutes ces années dans le monde du spectacle. Quand j’ai commencé mes projets personnels après La La La, il a tout de suite accepté de m’aider. Je crois qu’il faisait cela par amour de l’art. Il a soutenu financièrement ma compagnie, entre autres pour son site Internet. Je lui serai toujours reconnaissante de ce qu’il a fait.» Mécène, il a également aidé au financement de nombreuses créations, aux BJM entre autres.
«Nous avons grandi ensemble, et c’est la réalisation de ce rêve qui m’a fait faire des choses au Québec que je n’aurais jamais pu faire en Europe, d’où j’étais venu », a dit déjà Uriel Luft.