Le Devoir

Champagne !

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Àchaque «grande occasion», il est entendu qu’il doit y avoir du champagne. Il suffit désormais d’ajouter à la moindre célébratio­n des bulles de ce jus aigre afin de se faire croire à l’onctuosité parfaite de rencontres où souvent tout le monde s’ennuie.

Notre société a parfaiteme­nt intérioris­é cette idée pourtant farfelue selon laquelle chaque individu, pour se féliciter d’exister, doit s’hydrater au champagne.

Du baptême jusqu’à l’enterremen­t, en passant par le Nouvel An, nous avons adopté le jus de pied des puissants pour nous enfler la tête.

Sunwing, un transporte­ur aérien de l’ère des charters, a eu l’idée de surfer sur ce flot de bulles. Le voyagiste a publicisé ses vols au soleil en indiquant qu’ils seraient désormais arrosés au champagne, afin de laisser croire à la grandeur d’un voyage à petit prix.

Mais il s’est vite trouvé des gens pour se plaindre de s’être fait enfariner par Sunwing. Une demande d’action collective contre le voyagiste vient d’ailleurs d’être déposée. La poursuite allègue que ce n’est pas du vrai champagne qui est servi lors de ces vols. Un grand cru, je vous dis, en matière de drame !

Quelqu’un a-t-il sérieuseme­nt pensé un seul instant que, si le voyagiste avait offert du vrai champagne, avec de gros bouchons qui laissent des traces au plafond, c’eût été du bon?

Reste que cet enthousias­me obligé pour le champagne est bien une idée avec laquelle on nous saoule jusqu’à nous faire perdre contact avec la réalité de notre condition commune. C’est là une formidable illustrati­on d’une opération générale menée sur tous les fronts pour convaincre la population que l’individual­isme et le cynisme ne sont plus des défauts, mais bien des qualités.

On peut bien sûr entendre encore maudire contre ces patrons millionnai­res du genre de chez Bombardier, grossiers jusqu’au point d’afficher sans gêne leur volonté de voir leur accumulati­on gonfler jusqu’au plafond. Mais reste que bien des esclaves au service du système que ces gens-là président se sont laissé convaincre qu’ils ne pouvaient aspirer à rien de mieux que les remplacer ou, à tout le moins, les mimer. Ils sont ainsi très nombreux ceux qui s’efforcent, sous le poids croissant de leur endettemen­t, d’ignorer leur condition véritable dans une suite de faux-semblants arrosés avec de la piquette qu’ils tiennent pour du champagne. Et pendant ce temps, le vrai champagne, celui des dividendes et de l’argent sonnant, continue d’être sablé gaiement sur leurs dos courbés.

Quand un Pierre Beaudoin, le président du conseil d’administra­tion de Bombardier, refuse finalement son augmentati­on de salaire de quelques millions sous la pression de l’opinion, il fait un geste d’ordre strictemen­t privé. Son geste de rattrapage d’une image ne change rien néanmoins à la légèreté d’un système public qui ne se soucie pas de briser les mécanismes qui nourrissen­t chaque année à la petite cuillère des richards pareils. Et en attendant leur prochaine augmentati­on de quelques millions pompés à même les fonds publics, ces patrons grassement subvention­nés continuent de nous jouer leur numéro de pauvres diables, pleurant des larmes de crocodiles, assis sur leur tas d’or.

Il y a quelques jours, je me suis retrouvé à partager un repas avec une médecin de Puvirnituq. Comme d’autres gens formidable­s dont on parle trop peu, elle vit là-bas depuis des années, tout en haut de la baie d’Hudson. Les gens qu’elle soigne sont dispersés sur un littoral de plusieurs milliers de kilomètres, à Kuujjuarap­ik, Umiujaq, Inukjuak, Puvirnituq, Akulivik, Ivujivik, Salluit.

Tandis qu’on peut se rendre dans les Caraïbes pour une poignée de dollars, il faut encore en compter plusieurs milliers pour parvenir jusqu’au bout d’un pays grâce auquel pourtant on vit. Pas de champagne lors de ces vols. On boit plutôt son amertume dans le Nord. On y vide les unes à la suite des autres des bouteilles de mauvais alcools comme on se vide le coeur.

Il y a quelque temps, me signalait cette médecin, un de ces villages est revenu temporaire­ment sur sa décision de laisser en vente libre l’alcool à la suite d’une accumulati­on d’intoxicati­ons. À l’hôpital, durant cette brève période d’interdit, toutes les bouteilles de Purell, une solution à base d’alcool, ont été volées…

À l’heure des voyages au champagne voués à mieux nous faire avaler notre condition de petits pions, on se lave en fait les mains devant le sort de population­s qui en sont à boire du Purell pour échapper à leur façon à leur condition.

À défaut de connaître les bienfaits de plus de justice sociale, on en est à se fermer les yeux sur le sort de nos semblables. Et c’est ainsi qu’on en est rendus à se féliciter de l’apparition de nouvelles loteries comme «L’Ultime» ou d’autres écrans de fumée pareils sur lesquels on projette gaiement des rêves de millionnai­res égoïstes et cyniques.

Têtes hautes, mains sales, les regards tournés vers le sud, notre société est vraiment en train de perdre le nord.

Ces patrons grassement subvention­nés continuent de nous jouer leur numéro de pauvres diables, assis sur leur tas d’or

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